En 1931, Josef von Sternberg retrouve Marlene Dietrich pour un quatrième film, « Shanghai Express ». L’histoire est située en Chine, et, plus précisément, dans le train éponyme qui relie les villes de Pékin et de Shanghai. Le pays est en proie à la guerre civile, et c’est dans ce contexte dangereux que quelques voyageurs fortunés s’offrent le trajet en première classe à bord du Shanghai Express.
Cette assemblée hétéroclite rassemble un certain nombre de personnages plutôt stéréotypés : un parieur compulsif, une vieille dame irascible et probablement vieille fille, un militaire français de haut rang – qui ne comprend pas un traître mot d’anglais –, un religieux, un trafiquant allemand en lunettes noires à la santé fragile, une chinoise, et enfin et surtout, un beau médecin militaire anglais et la fameuse ‘Shanghai Lily’, une femme dont la réputation sulfureuse n’a d’égale que sa beauté.
Notre médecin semble bien le seul à ne pas la connaître, mais, lorsqu’il la croise enfin, au départ du train, la surprise est de taille pour le ‘Doc’ : il ne la connait que trop bien.
Le film va ainsi débuter, un quasi huis-clos d’un voyage en train dont nous ne verrons pratiquement que les compartiments luxueux de la première classe. Figé dans une nuit qui semble permanente, ce décor à la lumière blafarde, capturé par la caméra du maître von Sternberg, enserre, oppresse nos personnages pour qui l’enfermement – la promiscuité, presque – est une rude épreuve.
Certains trouvent refuge face à l’ennui dans le jeu, d’autres dans les plaisirs de la table, et d’autres encore fument cigarette sur cigarette, bercés par le son de la musique.
L’exiguïté de l’Express va conduire Harvey, notre médecin, et Shanghai Lily, qu’il connaissait jadis sous le nom de Magdalen, à se croiser plus souvent qu’il ne l’aurait voulu. Malgré la tension et la rancœur, la passion est encore vivace.
Le film est lancé, et nos voyageurs vont vivre bien des péripéties dans le cadre de ce train pour Shanghai.
L’histoire, son scénario, ne sont que des prétextes aux retrouvailles de deux anciens amants, et à l’évolution de leur relation. Le déroulement du film, et son rythme, vont d’ailleurs en pâtir : certaines scènes sont bien vite expédiées, certains enchaînements sont trop rapides. La tension retombe, et quelques passages ne reçoivent pas le traitement qu’ils auraient mérité.
En revanche, là où von Sternberg et son directeur de la photographie, Lee Garmes excellent, c’est dans la création d’une atmosphère lourde, dangereuse – la tension, bien qu’elle souffre de quelques passages plus faibles, est bien présente. Garmes, qui a également travaillé sur « Morocco » et « Autant en emporte le vent », recevra d’ailleurs l’Oscar de la meilleur photographie.
L’utilisation de la lumière par le réalisateur, notamment, est virtuose.
Von Sternberg sublime ses acteurs, implique émotionnellement le spectateur en lui donnant à ressentir dégoût, haine, tristesse et compassion pour ses personnages. Trois d’entre eux se détachent du lot.
Il y a, évidemment, le docteur Harvey, interprété par un Clive Brook qui campe ici un personnage d’une droiture et d’une intégrité exemplaires, véritable figure d'honneur et d’honnêteté. L’acteur rend cependant habilement le côté plus fragile, vulnérable, de son personnage, dont les sentiments pour Magdalen ‘Shanghai Lily’ sont trop forts pour être réprimés, ou même combattus.
Autre évidence, Magdalen elle-même, jouée par Marlene Dietrich, est qui est la star incontestable du film. Son charme dévastateur, sa présence et sa manière de s’accaparer l’écran, sa voix grave font mouche. En Shanghai Lily, elle est une femme forte, indépendante et qui n’hésite pas à recourir à ses charmes pour survivre. Toutefois, Marlene apporte ici une nuance supplémentaire à son personnage, qui est, au fond, une femme amoureuse et courageuse, et qui, dans une scène superbe et émouvante d’abnégation, se résigne à accepter un sort pire que la mort pour sauver celui qu’elle aime.
Enfin, le dernier personnage d’intérêt n’est autre qu’Anna May Wong, qui incarne la compagne chinoise de Shanghai Lily. Epoustouflante de dignité et de bravoure, elle campe un personnage qui ne laisse pas abattre, malgré la souffrance et la honte.
Si quelques défauts de construction, dans le lancement et le dénouement de l’intrigue, viennent un peu rompre le rythme et casser l’immersion du spectateur, « Shanghai Express » reste un film très agréable. Que ce soit pour l’esthétique et l’atmosphère, travaillées et réussies, pour ses personnages, souvent intéressants et qui donnent lieu à quelques scènes amusantes, ou même pour ce côté un peu féministe du film, incarné par le courage et la dignité de Marlene Dietrich et d'Anna May Wong, le film de von Sternberg est à voir.
Et puis, comme toujours, Marlene est superbe, et nous offre ici quelques phrases en français de sa voix rauque à l’accent délicieux, et cela, ça n’a pas de prix.