Revenir aux grands films muets nous apprend une chose : l’innovation n’existe pas, tout était déjà là. Ainsi de cette idée qu’on pensait moderne, popularisée par Woody Allen dans la Rose pourpre du Caire et reprise par Mc Tiernan dans Last Action Hero, consistant à faire traverser l’écran de la fiction par un spectateur. Buster Keaton l’avait fait en 1924.


Son personnage de projectionniste se rêve à l’écran. Une ellipse suffirait à le transformer en protagoniste, mais ce serait là brider la formidable inspiration du cinéaste. Sa première entrée sur la toile est l’occasion d’un formidable montage qui reprend les expériences enthousiastes de l’illusionniste Méliès : le décor change, le personnage reste, et se retrouve ainsi baladé aux quatre coins du monde, tantôt sur une falaise, au milieu de l’océan ou côtoyant des lions… Splendeur émerveillée de la magie du montage et de ses potentialités infinies pour le spectateur.


Le récit encadré, à l’intérieur de l’écran et d’une enquête policière, va permettre les gags habituels, alliance de virtuosité et de comique, comme cette partie tendue de billard avec une boule explosive.


Mais le réalisateur tient à rappeler les dimensions singulières de son univers, et la porte d’entrée illusoire par laquelle son héros rêveur a pu y pénétrer. Les espaces seront ainsi d’une porosité fascinante, un jeu de trompe-l’œil constant et un véritable régal pour les évolutions d’un récit en chausse-trappes. Un miroir qui n’en est pas un, un coffre-fort qui se révèle être une porte, une façade devenue transparente pour mieux expliquer la cascade à venir, tout fonctionne sur le principe de la découverte.


Dans cette aventure singulière, l’autre grande force est celle du crescendo : sur ces ¾ d’heure de durée, la densité s’accroit dans des parcours circassiens phénoménaux, où notre homme saute à peu près partout, depuis des toit, à travers des fenêtres ou des robes, voire dans une valise… avant de culminer sur une course poursuite d’anthologie : juché sur le guidon d’une moto et ignorant que le chauffeur en a été éjecté, Keaton traverse le décor à tombeau ouvert et multiplie les trouvailles. Une seule solution pour en profiter pleinement : le revoir, inlassablement, pour apprécier cette synchronisation des camions devenus pont, cette jetée se brisant pour accompagner la transformation d’une voiture en bateau… un régal poétisé en outre par un visage toujours aussi marmoréen.


De retour au réel, notre projectionniste pourrait y illustrer la cruauté de la désillusion. Il n’en est rien : la dernière ouverture du film, celle de la lucarne vers l’écran, lui permet de prendre la pose pour embrasser sa dulcinée comme le font les acteurs. Le cinéma, c’est la vie, affirme Keaton, dans cette formidable déclaration d’amour que le public est condamné à lui retourner avec gratitude.

Sergent_Pepper
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le 12 déc. 2017

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