Œuvre résolument confidentielle et conceptuelle, Shikun propose une très libre adaptation du Rhinocéros d’Eugène Ionesco au sein d’un HLM israélien, vivier multiculturel permettant un état des lieux éclectique d’une situation explosive et désenchantée.
Tourné avant les tragiques événements du 7 octobre, cet exercice de style pourrait presque être considéré comme une captation théâtrale, l’unité de lieu s’apparentant à une scène sur laquelle défilent des personnages déclamant leur texte, autour de la figure centrale incarnée par Irène Jacob, en charge de la langue française qu’elle finira, comme Bérenger à la fin de la pièce d’Ionesco, par questionner. Fiévreuse, inquiète, désespérée, la comédienne traverse les groupes, interpelle le spectateur, épuise sa voix et son corps pour alerter sur une situation dont semblent s’accommoder les hommes et s’inquiéter plus posément les autres femmes. Il s’agit ici, pour le réalisateur, d’alerter sur l’état de santé démocratique de son pays, à l’heure où les citoyens descendaient en masse dans la rue pour contester les projets très polémiques de réforme de la justice, tout en élargissant le questionnement sur la présence de rhinocéros dans le contexte global, comme en témoigne la présence de réfugiés ukrainiens.
L’ensemble est ardu et trouverait aussi bien sa place comme un installation au sein d’un musée d’arts contemporains, mais fascine dans sa capacité à prendre son envol dans la mesure où le cinéaste ne cesse d’injecter le dynamisme de sa mise en scène. Amos Gitai, qui a commencé sa carrière en tant qu’architecte, exploite pleinement le décor urbain au profit de sa fable, d’abord sur une coursive qui occupera toute la première partie du métrage dans un plan-séquence de 30 minutes, où la diversité des groupes génère une leçon de géopolitique à l’échelle des individus divisée en deux entités, ceux qui bâtissent (et, en sourdine, semblent représenter les colons) et celles qui construisent dans l’humanitaire et la solidarité.
La seconde partie, plus mobile encore, descend dans les fondations du bâtiment et accompagne un ballet de trottinettes et de véhicules dont les circonlocutions créent des jeux d’ombre et de lumières, et conjure en un sens cet appauvrissement généralisé du langage où chaque témoigne, exposant tragiquement (et passivement ?) les répétitions de l’Histoire, en victime ou en acteur s’étant contenté d’obéir aux ordres ou de suivre l’air du temps… Si l’éveil collectif souhaité par le cinéaste n’aura clairement pas eu lieu, son œuvre n’en est que plus nécessaire aujourd’hui, alors que le chaos et la fin du langage semblent généralisés.