Evidemment, lorsque Shine a Light sortit sur nos écrans – y compris dans une version IMax -, le Marketing n’y alla de main morte, dans le genre « le plus grand groupe de Rock filmé par le plus grand réalisateur vivant ». Si ce genre d’affirmation permet de remplir les salles d’un grand public pas trop regardant, les cinéphiles savent que le Scorsese de 2008 n’est plus au niveau du Scorsese des années 70 à 90, tandis que les mélomanes ont, depuis plus longtemps encore, arrêté d’attendre de la musique exceptionnelle de la part des Rolling Stones. Il était donc parfaitement illusoire de trop espérer de ce nouveau concert filmé – trente ans (!) après La dernière valse -, d’espérer un « grand film musical » comme le fut par exemple le Stop Making Sense de Jonathan Demme, qui proposait une véritable mise en scène, pensée comme telle dès la conception du set et de la set list, d’un concert des Talking Heads (un groupe qui était alors, qui plus est, au sommet de sa puissance créative…).

Au delà du « coup marketing » réalisé avant tout par les Stones qui voulaient prouver au monde – et même aux gens qui ne vont pas les voir en concert – qu’ils étaient toujours « jeunes » et « fringants », il est difficile de nier que le cinéma de Scorsese, grand fan des Stones, a été durablement nourri de cette musique, utilisée pour illustrer de nombreuses scènes emblématiques de la filmographie du cinéaste. Cela confère à Shine a Light une vraie logique interne, une crédibilité totale, au delà de ses qualités – principalement techniques, il faut bien le reconnaître.

Mais cela ne fait pas de Shine A Light une aussi « grande réussite » que la critique mondiale le clama à sa sortie, et ce pour au moins deux raisons… Il y a d’abord cette idée pas trop brillante de précéder le filmage « live » des concerts (deux nuits, le 29 octobre et le 1er novembre 2006 au Beacon Theater de New York) d’un faux documentaire sur leur préparation, soit un gloubi-boulga artificiel qui ne présente quasiment aucun intérêt. Ensuite, il y a la décision très discutable d’entrecouper le set filmé d’interviews antérieures et d’images d’archives, ce qui traduit une sorte d’incompréhension, ou d’impuissance, de la part de Scorsese à saisir l’essence de ce qu’est un concert, avec ses tensions internes, ses montées et descentes d’énergie, bref, son caractère « vivant ». Enfin, il y a les circonstances des sets : on parle ici d’événements destinés à collecter des fonds pour une fondation de Bill Clinton – présent lors de la première soirée -, et donc d’un public VIP – seul capable de se payer le prix des billets – pas forcément très « rock’n’roll » : si les Stones, reconnaissons-le, sont généreux en termes de sueur et d’énergie, l’atmosphère dans la salle n’a rien à voir avec celle d’un « vrai concert », et même le professionnalisme virtuose de Scorsese et de son équipe échoue à créer ce sentiment de tension et d’urgence, qui se manifeste dans des conditions bien plus « réelles ».

Il est par contre indéniable que l’on peut prendre un réel plaisir à ces belles images, bien filmées, bien éclairées, bien montées : pas de frénésie MTV ici, mais des plans souvent pertinents des musiciens (on écrit « souvent » car Scorsese loupe régulièrement des moments « techniques » où l’on aimerait voir à l’écran le musicien effectuant un beau solo plutôt que ses collègues qui se démènent, Scorsese semblant privilégier plutôt le mouvement à l’exécution de la musique). Il est intéressant de comparer ces images à celles de Last Waltz pour voir combien Scorsese a progressé techniquement, et a été ici capable de mieux capter certains beaux moments musicaux qu’il ne l’avait fait trente ans plus tôt.

Car, même si la grande époque des Stones est loin derrière, on appréciera dans Shine a Light une belle poignée de morceaux qui franchissent le mur des années : pour un Lovin’ Cup bien éloigné de la « magie Exile On Main Street » avec Jack White qui fait de la figuration inutile, ou un Live With Me massacré par un duo avec la starlette Christina Aguilera, pour un Sympathy for the Devil inévitablement vidé de ses pulsions malsaines et aseptisé, il y a par exemple un beau Champagne and Reefer avec un Buddy Guy impérial, où les Stones retournent avec élégance et souplesse à leurs origines, ou encore ce final intense avec Brown Sugar et Satisfaction, deux titres littéralement inusables.

Shine A Light fut un succès raisonnable en termes de billetterie à travers le monde, mais ne figure aujourd’hui ni dans la liste des grands concerts filmés des Stones, ni dans celle des grands films de Martin Scorsese.

[Critique écrite en 2024 à partir d'une première version de 2010]

https://www.benzinemag.net/2024/07/07/retrospective-martin-scorsese-24-shine-a-light-2008/

EricDebarnot
6
Écrit par

Créée

le 16 janv. 2015

Modifiée

le 11 juil. 2024

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Eric BBYoda

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