« Les juifs n’aiment qu’une couleur : le gris. Dieu commença par le gris lorsqu’il créa le monde. Le véritable gris contient les secrets de la Kabbale, le secret de toutes les couleurs. C’est à nous de percer le secret, de faire le bon choix, afin de voir des mondes plus élevés. Bien plus élevés. Mais si on va trop loin, tout se transforme en ténèbres. »
Rares sont les films qui réussissent à amener le spectateur vers la réflexion, la pensée métaphysique. Il existe quelques antiennes, invariants de la cinéphilie mondaine et chefs-d’œuvre du septième art : nous penserons alors naturellement à Stalker, d’Andrei Tarkovski, et de sa proposition métaphysique totale, ou àSayat Nova, de Paradjanov, fresque s’affranchissant du cas unique du poète éponyme pour évoquer l’artiste comme figure et questionner la création. D’autres références font figures de films « antimétaphysiques », qui l’appellent par sa négation absolue : c’est le cas du Cheval de Turin ou de Satantango, de Bela Tarr, œuvres sèches et profondément nihilistes.
Est un de ces « films métaphysiques » SHTTL, d’Ady Walter. Nous suivons le délitement et les conflits d’une petite communauté juive, dans l’Ukraine soviétique de 1941, à la frontière polonaise. S’y affrontent deux groupes et par ces groupes, deux visions du monde : les hassids, Juifs traditionnalistes – volontiers qualifiés d’« orthodoxes » – et les Juifs plus modernistes, ici acquis au socialisme soviétique. Les tensions au sein de la communauté se cristallisent dans la relation entre Mendele, parti rejoindre l’armée rouge pour y être cinéaste, et Folye, hassid pieux et se voulant figure d’autorité dans le village.
Si les deux protagonistes s’affrontent en réalité pour une femme, ce combat prend des hauteurs inconnues des simples confrontations romantiques et des tristement communs combats d’ego. De longues tirades, qu’elles soient servies par l’un ou l’autre des personnages, voire par d’autres figures de la communauté, amènent sur les points de vue que l’on imagine s’entrechoquer dans ces deux weltanschauungs. L’une est profondément théocratique et théocentrée ; l’autre, universaliste et matérialiste.
- L’unité et la seule chose qui compte quand on combat les forces du mal.
- L’unité ? L’unité oui, mais… dans la foi. tu as oublié « dans la foi » !
- Rabbi, J’ai peur que la foi ne suffise pas.
- Que veux-tu dire ? Sans la foi, il n’y a que le doute ! Le doute. On ne peut rien avec le doute. Non ! sans la foi, comment peut-on combattre les forces du mal ?
- Avec une arme, Rabbi.
Le film est techniquement réussi : le noir et blanc – qui est surtout gris, en fait – n’est interrompu que par quelques instants où la couleur reparait, dans la tranquillité d’une synagogue, dans les souvenirs rappelés par un cimetière à l’orée d’un bois ou dans les bras d’une femme à qui l’on croit donner ses adieux. Ainsi, SHTTL rappelle l’incontournable Stalker, lui aussi intégrant la gestion de sa (non)couleur à son propos, mais également Le ruban blanc, de Michael Haneke, dans lequel nous retrouvons une même communauté, cette fois chrétienne, normalement unie par la foi, s’étioler dans des discordes interpersonnelles. De longs plans-séquence nous placent à niveau des individus et évitent au film le parasitage, si commun aujourd’hui, d’un montage sans repos – ni réflexion. Le seul instant où la caméra intensifie ses mouvements et ou le gris paisible devient un noir et blanc plus ferme est lors du (dé)nouement final, soit ici l’agression – de tout : la nature, le cadre et le rythme, les hommes et les femmes – par la barbarie nazie.
Les divagations sur les mystères de la Kabbale et sur l’erreur théologique que serait un retour en Palestine n’ont pas freinés les chars et les bottes, déferlants sur le village, dont on regrette les petites discordes internes tant elles sont, en creux, signes d’une tranquillité, d’une sérénité vis-à-vis de l’extérieur. L’unité se refait, hassids et socialistes ensemble, dans l’adversité commune, contre le monstre venant briser tout ce qu’il peut ; une unité se faisant inévitablement trop tard. Les espoirs planétaires s’anéantissent, la violence déraisonne, ramène les individus à leur nature la plus crue(lle) : des êtres mortels et faibles.
Voir le film avec, en tête, cette « opération barbarossa », cet apocalyptique conclusion, amène à questionner le sens de ces divagations théologico-métaphysiques qui le parsème. Contre la barbarie, elles ne peuvent rien ; du moins, elles n’ont ici sauvé personne. Dès lors, devons nous les abandonner, au risque de devenir semblables aux bêtes humaines qui ouvrent le feu au bout de ces deux heures ? Deux heures de cris, certes, parfois d’invectives, mais jamais de menace réelle. Ou alors est-ce eux, ces développements idéalistes (même sous l’épithète de « scientifique » ou de « politique », alourdissant, souvent facticement, le discours) qui distinguent l’homme du loup ?
SHTTL est de ces films laissant, en plus d’une emprunte esthétique notable, un questionnement, sur les rôles et les sens de l’union, de la pensée et de la violence.