Le mot rêve est un de ces termes dont l’étymologie est sujette à débat. Selon toute vraisemblance, car l’étymologie est avant tout un jeu de semblance, il serait le fruit de la généalogie du latin vagus (divaguer), ayant donné l’ancien français desver, perdre le sens, le préfixe de cessation des venant ici couper la route, la trajectoire, le ver(s), du marcheur, le transformant ainsi en vagabond, dont le préfixe vag ne vous aura pas échappé. Le mot rêve est également considéré comme la traduction la plus exacte du japonais 夢, prononcé yumé, dont la traduction littérale serait « ce qui est vu dans le sommeil ». Nonobstant ces racines, le mot 夢 est utilisé également afin de nommer un idéal, un but vers lequel tendre. Le terme japonais et le terme français partagent cette polysémie.
Au delà du signe, du mot, l ‘idée du rêve, celui qui nous assène une imagerie précise lors de notre sommeil, a toujours tenu une place de choix dans l’histoire des idées. En Occident, de l’analyse platonicienne à l’approche psychanalytique, en passant par les oraisons des romantiques, une tradition semble interpréter les rêves comme un reflet, une résurgence de désirs enfouis, de vues inavouées. Malgré les désenchantements positivistes des neurosciences, expliquant un simple tumulte de souvenirs et d’images emmagasinés, remue-méninges des expériences et de leurs lectures, le symbole du rêve s’est avéré tenace et lié à l’idée de l’inavouable, voire de l’indicible. Ici s’affronte, comme depuis deux milles ans, le platonisme, voyant le rêve comme une fenêtre sur le monde des Idées, sur un ailleurs, et l’aristotélisme, donnant au rêve une réalité uniquement circonscrite à l’intérieur du rêveur, à l’intérieur de son vécu comme à l’intérieur de sa tête.
Le mot rêve, dans son pluriel Rêves, est également la traduction française attribuée au film d’Akira Kurosawa de 1990, nommé initialement 夢, et se proposant de dresser le tableau de huit séquences de rêves.
Ici, à la manière de Jacques Rivette dans son De l’abjection, à propos des centres de mise à mort nazis et des interrogations relevant de leur monstration artistique, nous jugeons moins pertinent de questionner le film, comme objet filmique individuel, que la démarche artistique, anthropologique et métaphysique, de montrer, avec une image définie, objective, le rêve.
Que cela soit dit, le film est très bon, le rythme des différents sketches est harmonieux, les plans réussis et la colorimétrie particulièrement remarquable. Voilà, merci. Personne n’en doutait. À présent, portons notre intérêt sur une lecture supérieure.
La démarche, donc, de représenter un rêve, semble ardue car les deux écoles que nous avons convenues admettent l’une comme l’autre la subjectivité totale des rêves : l’approche transcendante y voit le reflet de nos propres désirs réprimés et l’approche immanente y trouve le ressassement de nos propres souvenirs. Dès lors, il semble impossible d’outrepasser la subjectivité essentielle d’une telle expérience et de produire une œuvre d’art résonnant autant chez tous les spectateurs. C’est ici que s’ouvre une réflexion, dont celle sur le rêve n’est qu’un des nombreux pans, et que nous avions déjà évoqué dans nos propos sur Sayat Nova, de l’arménien Serguei Paradjanov : la réflexion sur l’image - son rôle anthropologique, son identité métaphysique.
Les images, c’est à dire ce que nous voyons et interprétons souvent hâtivement comme la réalité, ne sont pas de pures créations de nos esprits mais se basent sur les faits extérieurs observés. À partir de là, le travail du faiseur de rêve, ici Kurosawa, sera l’accord des symboles, la direction de l’orchestre des signes afin de parfaire la symphonie du songe. Un des exemples les plus perceptibles se trouve dans le deuxième rêve, concernant le 雛祭り, prononcé Hina matsuri. Le troisième jour du troisième mois de l’année, les Japonais célèbrent 雛祭り, la fête des poupées, mettant alors en place tout un décorum faisant écho à la haute noblesse impériale japonaise telle qu’elle paraissait lors de l’ère Heian, correspondant à notre Moyen-Age central. Ces figures que sont l’empereur, l’impératrice et la cour, apparaissent dans la deuxième partie du film. Le travail de Kurosawa fut de traverser l’imagerie nipponne afin de rendre compréhensible le conte à des européens non-initiés, ce qu’il réussit à merveille. La splendeur de la noblesse se distingue par les procédés de cadres, la hiérarchie très précise entre chaque personnages est signifiée par la mise en scène, similaire au 雛壇, prononcé hinadan, escalier rouge présent dans la tradition du 雛祭り.
Car est là le noyau de ces considérations, l’initiation. L’image est une initiation, la découverte de son vouloir-dire. Personne n’a besoin de vivre au Japon pour comprendre l’idée de paix que dégage le village des moulins à eau du dernier métrage. De ce labyrinthe initiatique, ce palais des glaces et des reflets, le rêve est le Mystère, l’ésotérisme, le secret absolu car essentiellement subjectif.
Parce que réaliser un film revient toujours à faire étal de son imagerie personnelle, Kurosawa fait ici montre du plus grand exercice d’humilité qui soit : nous montrer son imagerie la plus intérieure. Au lieu de nous montrer une page blanche avec dessus inscrit le mot « discorde », Kurosawa nous ouvre les portes de son esprit et nous montre le mont Fuji en éruption, mais ce n’est pas autre chose que le mot « discorde » sur une feuille qui nous est montré, cela nous est montré autrement… et cet autrement nous le comprenons, car - sagesse ésotérique, réussite artistique - les prismes les plus personnels sont les plus universels. Le microcosme de Kurosawa est un détail harmonieux du macrocosme unicitaire. Si vous comprenez, c’est à dire porter en vous, les horreurs de la guerre atomique inscrites dans les symboles manifestés dans le pénultième segment sans avoir connu ni Hiroshima ni Nagazaki, c’est qu’Akira Kurosawa a réussit votre initiation à ses rêves, à trouver la transsubjectivité par delà son imagerie. En cela, 夢 est un film, au moins réussi, au mieux pertinent.