En 1989, Akira Kurosawa tourne huit des dix courts-métrages prévus pour composer Rêves, abandonnant au passage deux d’entre eux, faute de moyens, et ce malgré l’appui financier de Martin Scorsese coproduisant le film. Un an plus tard, le monde découvre cette œuvre étrange, à la fois sombre et colorée, parfois douce et utopiste, parfois triste et pessimiste. Un film testamentaire – bien qu’il précède encore Rhapsodie en août et Madadayo –, à teneur biographique et éminemment personnelle. Au seuil de ses 80 ans, maître Akira-san dresse un bilan de vie sous forme de rêves épars. Une façon d’aborder ses peurs, ses espoirs, ses passions, et plus largement sa vision du monde de façon intime et originale.
Fascinante introspection onirique, Rêves est une succession de courts-métrages tous plus beaux et poétiques les uns que les autres, sortes de haïkus visuels traversant les grandes thématiques et préoccupations chères à Kurosawa : l’enfance (Dodes’kaden), la guerre (Ran), la proximité avec la nature (Dersou Ouzala, Je ne regrette rien de ma jeunesse), la vieillesse (Vivre), l’angoisse nucléaire (Vivre dans la peur), la survivance des fantômes (Kagemusha), les démons mythologiques (Le Château de l’araignée), mais aussi la dévotion (Barberousse), la vie communautaire (Les Sept Samouraïs) ou encore la résilience face à un monde en ruines (Un merveilleux dimanche). Autant de sujets qui prennent ici la forme de métaphores et de paraboles, rythmées par peu de mots et une ambiance sonore spectrale (où Chopin trouvera une place évidente). Et même si, de ce fait, la narration peut paraître austère, c’est par les sens que l’œuvre transmet le mieux son message, et non l’intellectualisation. En ce sens, Rêves est pensé comme un voyage contemplatif, qui, à la manière des songes, force le spectateur à errer et filer d’idée en idée, de symbole en symbole, en tentant – parfois en vain – de se raccrocher à ce qu’il peut.
Songes d’une nuit d’été
Akira Kurosawa explique que la genèse du film remonte à un rêve d’enfance, qu’il nota soigneusement, auquel vinrent s’ajouter d’autres rêves issus de différentes périodes de sa vie. Un jour, il fit le storyboard de certains d’entre eux et les envoya à George Lucas, Martin Scorsese et Steven Spielberg – rien que ça –, desquels il obtint les moyens financiers de porter ces quelques rêves à l’écran. La sélection ne se veut pas réfléchie ou à valeur autobiographique, bien que Kurosawa fît réellement tous ces rêves. Le cinéaste précise que sa démarche était davantage instinctive qu’intellectuelle, d’où la répétition de certaines thématiques, les grands-écarts stylistiques ou le caractère décousu de l’ensemble. Pour lui, ces rêves disaient tous quelque chose de lui-même et du monde ; ils étaient la manifestation symbolique – mais finalement très sincère, car spontanée – des choses enfouies en lui, et qui le travaillaient durant l’enfance comme à l’âge adulte.
Il déclarera lui-même : « Je crois que les rêves sont l’expression de désirs ardents que l’homme dissimule au plus profond de lui-même, lorsqu’il est éveillé, et qui se libèrent dans le sommeil et se matérialisent sous forme d’événements réels. En dépit de leur extravagance, ces événements revêtent l’intensité immédiate et sensuelle des expériences vécues parce qu’ils cristallisent, à mon avis, nos désirs les plus purs et les plus urgents ».
Aussi sont-ils des reflets de l’intériorité de Kurosawa ; comme des confessions, des mises à nue paradoxalement cryptiques pour le spectateur. Par le truchement des rêves, Akira se peint et se dépeint, préservant ainsi une forme de pudeur tout en livrant au spectateur la substantifique moelle de son âme. Une âme torturée entre deux extrémités : l’une, plutôt noire et pessimiste ; l’autre, douce et fondamentalement utopiste. La dialectique entre ces deux tendances sera au cœur de la construction du film, alternant les rêves sombres et les plus heureux, jusque dans la ponctuation visuelle en fondus au noir aussi angoissants qu’apaisants.
Dans son passionnant article intitulé « Figurer le rêve », la commentatrice Jacline Moriceau écrit à propos du film : « Comme Van Gogh éprouve, dans le film, le besoin de se couper l’oreille “pour voir à quoi elle ressemble’’, Kurosawa détache une image de lui-même pour la mettre en scène. Lui, l’artiste, capable de tout créer par le seul pouvoir de son imagination et des possibilités du septième art pose un regard sur ce qui n’est plus car le cinéma autorise le retour des morts. […] La présence d’un “hors cadre’’, constamment rappelé par le double, implique le spectateur, l’inscrit dans le déroulement du film et engage sa responsabilité. Demeure la mélancolie […], la beauté poignante de l’éphémère, mais aussi le sentiment de n’avoir pas pu tout dire, de s’essayer encore et encore à transmettre l’intransmissible ».
Chercher à faire sens…
La façon dont Kurosawa se sert du rêve pour (dé)construire son récit, imager ses émotions, poétiser ses traumatismes, est à la fois cinématographiquement intelligente et très ancrée dans la culture japonaise.
Comme une nuit émaillée de plusieurs rêves, les huit courts-métrages se succèdent sans cohérence ni relation apparentes les uns aux autres. Ce sont des fragments, des récits clos, indépendants et qui fonctionnent de manière autonome. Mais en même temps, ils semblent déborder les uns sur les autres, s’entremêler et se répondre. À l’enfance intrépide du premier rêve répond la vieillesse assagie du dernier. À la volonté de vivre (rêve sur la tempête de neige) motivée par la peur de la mort (rêve sur les fantômes des soldats tombés au front), répond là aussi l’acceptation finale de sa condition mortelle et du nécessaire cycle de la vie (rêve sur les moulins à eau). Enfin, si couper des arbres dans un verger semble a priori anodin (deuxième rêve), c’est peut-être à ce moment que l’humanité ouvre la porte à l’exploitation outrancière de la nature, et les conséquences à grande échelle promettent un futur apocalyptique (le sixième rêve, avec l’irruption du Mont Fuji comme vengeance de la nature sur l’exploitation humaine, corrélé au rêve suivant mettant l’humanité face à une flore mutante et radioactive). Passé, présent et futur dialoguent donc autour de thématiques traitées en écho : Akira Kurosawa repense à sa jeunesse, au monde tel qu’il était à cette époque, puis se projette dans un futur qui n’augure rien de bon… à moins d’opérer un virage radical et de retrouver une certaine harmonie avec la nature, doublée de sagesse et d’humilité. D’où la conclusion du vieillard du dernier rêve, interprété par le légendaire Chishû Ryû : « On dit que c’est dur, la vie… Tout ça, c’est du boniment. En fait, il fait bon vivre ».
Au-delà de sa vision du monde qu’il partage, c’est aussi de lui-même qu’il parle ; et notamment dans le segment central consacré à Van Gogh et sa peinture. Plus jeune, Kurosawa voulait vraisemblablement devenir peintre. Pour diverses raisons, il se consacra plutôt au cinéma. Mais Rêves est l’occasion de renouer avec sa vocation première, tout en offrant un bel hommage à un grand maître qu’il admirait : Vincent Van Gogh, ici interprété par Martin Scorsese himself. La disparition de Van Gogh dans une nuée de corbeaux est peut-être la métaphore du renoncement de Kurosawa lui-même au monde de la peinture. Mais cela ne signifie pas son renoncement à l’art tout entier, marquant au contraire le début de sa propre exploration des couleurs, des échelles, des perspectives. C’est alors que débute cette séquence incroyable où le personnage principal – double évident de Kurosawa – est comme aspiré par les toiles, puis erre dans certains tableaux bien connus du peintre néerlandais. Une manière pour le cinéaste, peut-être, de signifier que malgré son renoncement et son changement de vocation, il s’est bel et bien approprié la peinture et les influences des grands maîtres pour peindre à son tour ses propres fresques… mais mouvantes ! Quand on pense à Ran ou Rashômon, on est finalement assez proche d’une esthétique picturale. Et Rêves en est d’ailleurs le plus bel exemple, avec ses maquillages parfois expressionnistes, ses zones d’ombre faisant ressortir les couleurs chatoyantes à la manière des clairs-obscurs, son arc-en-ciel inaugural, ses bouquets de fleurs aux tons vifs, etc.
…en ménageant le vide.
Enfin, soulignons que la symphonie visuelle et thématique que compose Rêves tire son tempo de ce qu’elle ne montre pas, dans ses moments d’accalmie, de pause, de contemplation voire de vide. Si tout rêve est la recomposition d’une réalité dont le sens nous échappe, et qui tente de remplir ce vide sémantique par des images, des figures, des symboles où tout tend à s’emplir de signification, alors Rêves porte bien son nom en ce qu’il laisse à notre imaginaire le soin de remplir les espaces laissés vides de sens. Citons une dernière fois Jacline Moriceau, dans le même article, qui a remarquablement identifié ce qui se jouait dans les pauses liant chaque segment : « Le film ménage entre les récits des intervalles, des espaces, ‘ma’ en japonais, qui constituent non des ruptures mais bien des liens entre les séquences. Ils créent une ambiance et plus largement le “milieu’’ où se situe le sujet. Le ‘ma’ japonais représente cet espace-temps concret, un intervalle imprégné de sens (direction, sensation) entre deux rêves (et plus) qui se jouxtent ; mais aussi une pause, un blanc, un vide, une attente. Espace qui sépare et relie, là où passe le souffle vital […] et qui relève de l’art ».
C’est donc à nous, spectateurs, d’agir comme la conscience éveillée du dormeur perdu dans ses songes. À nous d’investir cet espace-temps ouvert par Kurosawa – et prolongé par son double fictionnel arpentant chacun des rêves pour en figer des moments, en faire ressortir des détails –, à nous d’y déceler les symboles qui nous parlent, les métaphores qui font sens, les impressions sensibles qui nous émeuvent. Rêves est un cadeau offert par un cinéaste nous donnant accès à sa propre psyché, et qui devient en même temps, comme toute œuvre d’art, le reflet de celle de chaque spectateur.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]