Après la comédie Victoria auréolée d’un beau succès pour Justine Triet et sa comédienne Virigine Efira, le duo rempile sur un axe très net : ne pas reproduire la formule. Si le portrait complexe d’une femme d’aujourd’hui est toujours de mise, et qu’on passe de l’avocate à la psy, la tonalité va s’aggraver au profit d’un drame en mille-feuilles, explorant la psyché d’une analyste en progressive perte de ses moyens.
La première séquence, assez drôle, laissait pourtant entendre un retour de cette satire : le monologue d’un éditeur sur le marché de l’édition, les conditions de lecture des romans dans cette ère de l’instantané et la dictature des sujets malsains permet une satire efficace qui laisse sur le carreau, dès le premier plan, une femme qui voudrait simplement revenir à la fiction.
Cet effarement va conduire toute la première partie qui joue sur deux dynamiques contradictoires : d’un côté, la profonde cérébralité du récit qui voit Sibyl en apparente pleine possession de ses moyens, trônant sur son fauteuil, solder les comptes avec ses patients pour passer de l’auditrice à l’autrice, sûre de son fait. Les plans sont cadrés avec précision, les mouvements de caméra d’une lenteur étudiée, la maîtrise des espaces ostentatoire. De l’autre, une fragmentation de plus en plus nette du montage au fil de souvenirs qui remontent progressivement et sont autant de cicatrices ajoutées à la figure parfaite d’une femme qui pense avoir le contrôle.
A partir du moment où la rencontre se fait avec le Margot (Adèle Exarchopoulos), l’excitation de voir se présenter un sujet enraye la machine. Sibyl enregistre, vampirise, et, dans un même mouvement, s’expose à ses propres blessures qui resurgissent sans prévenir, dans une logique de cuts étonnants, souvent très beaux plastiquement, dessinant un réseau complexe auquel le spectateur seul a droit. Cette ambiance à la fois glacée et déchirée par endroits, dans laquelle un jeu indicible de manipulation se met en place renvoie à certains films de François Ozon, à la différence près que Justine Triet cherche à contrebalancer cette cérébralité par une chair réelle en la personne de Virginie Efira, filmée sous toutes ses coutures et d’un éventail d’émotion, il faut bien le reconnaître, assez bluffant.
L’écheveau assez dense des failles (l’alcoolisme, l’amour perdu, la mère décédée, la sœur vaguement toxique, le rapport à la maternité) est un temps occulté par la partie centrale du récit, le tournage d’un film sur lequel Sibyl est appelée en soutien de sa patiente, comédienne ensablée dans un triangle amoureux qui pourrait compromettre toute la production. La manière dont chaque partie (la réalisatrice, jouée par Sandra Hüller qu’on prend beaucoup de plaisir à retrouver après son rôle mémorable dans Toni Erdmann, le comédien) approche la psy pour s’approprier son soutien fait basculer cette illusion du pouvoir, jusqu’à lui donner le rôle d’une doublure, voire de réaliser le film lui-même : la déstabilisation est riche, assez fascinante sur les liens qu’elle tisse entre fiction (les comédiens jouant des rôles), illusion (les mensonges et le narcissisme de Sibyl quant au caractère indispensable de sa présence) et réalité.
Dans cet environnement aussi enivrant que toxique se jouait déjà tout un film. Mais Justine Triet désire apparemment solder tous les comptes, et l’addition va être salée : alors que le personnage de Margot souffrait déjà d’une certaine grossièreté dans le traitement (condamnant Adèle Exarchopoulos à l’état de crise continu), le miroir obsessionnel entre les deux femmes contamine évidemment Sibyl qui sombre dans une folie trop soulignée (cette scène dans sa chambre où elle répète toutes les répliques flatteuses de Margot, par exemple) et amorce une descente qui n’avait pas besoin d’être aussi dramatisée (l’alcool, la coucherie, la révélation de celle-ci dans un vaudeville assez grotesque, etc. ) et qui ne sait pas conclure.
Il y avait des portraits, des façades, des paysages (Stromboli) et des non-dits, des flashs qui disaient avec finesse les enjeux du drame. Alors que le récit se conclue sur un succès qui n’en est pas un, laissant la part belle aux failles d’une femme qui ne peut composer avec toutes ses blessures, une sentence résume tout : « Ma vie est une fiction, je peux la réécrire comme je veux ». Il aurait été bien plus intéressant que Triet n’ait pas le même rapport avec son film, et pose sur son personnage un regard moins romanesque, et par conséquent, peut-être, plus émouvant.