Avant "Sibyl", difficile de se décider sur Justine Triet. Car entre l'hystérique et épuisant "La bataille de Solférino", et l'hilarant "Victoria" (dont l'aspect comique n'était pas la seule qualité, rassurez-vous), la réalisatrice avait jusque là soufflé le chaud et le froid.
Pour "Sibyl", elle retrouve sa complice de "Victoria", Virginie Efira, de nouveau dans le rôle-titre. Mais le changement de ton est brutal. Là où "Victoria", donc, proposait un portait de quarantenaire un peu paumée sur le ton de la comédie, celui-ci change radicalement de ton (même s'il ne manque pas d'humour non plus) et un sérieux assez inattendu.
Lorsque l'on rencontre Sibyl, nous avons face à nous une quarantenaire traversant, elle aussi, une sorte de crise existentielle. Retirée de la littérature au profit de la psychanalyse, le personnage de Virginie Efira (exceptionnelle, give that a woman a César !) aborde un virage dans sa vie. Sa situation n'est guère reluisante, entre réunion des Alcooliques Anonymes, soeur envahissante, deuil impossible, histoire d'amour fonctionnelle et dépassionnée, lutte avec son propre instinct maternel. Son retour à la création, douloureux d'abord, va s'accélérer après sa rencontre avec Margot, actrice à fleur de peau, qui va nourrir son écriture.
Deux sous-textes sous-tendent le film. D'un côté, il y a le portrait de femme d'une Sibyl incapable d'oublier sa Grande Histoire d'Amour, déréglant totalement son rapport à son homme et à sa fille. Son rapport à la maternité est d'autant plus douloureux que sa relation à sa propre mère est un autre fantôme qui la hante. Cette incapacité à faire ses deuils va mener son personnage sur des chemins dangereux voire auto-destructeurs. Et si cette plongée est fascinante à observer, elle fait de Sibyl un personnage difficilement attachant et acceptable pour le spectateur, tant elle enchaîne les décisions, disons-le, de merde. Mais sa rédemption - après s'être approchée chaque scène un peu plus du fond - partielle, incomplète, imparfaite, à son image, n'en sera que plus réjouissante.
D'un autre côté, "Sibyl" est aussi un portrait des artistes. Il y a Sibyl, donc, romancière portraiturée en vampire, incapable d'écrire d'elle-même mais qui utilise sa patiente afin de nourrir sa créativité. Il y a les acteurs, ensuite. Igor (Gaspard Ulliel, très bien) représente ceux pour qui jouer est littéralement un jeu, incapable de s'arrêter, d'être naturel, jouant avec les sentiments des unes et des autres, monstre de narcissisme totalement dénué d'empathie. Margot (Adèle Exarchopoulos, bouleversante), elle, ne joue pas, mais vit, est. Elle n'en est que plus vraie et authentique, à fleur de peau, et de loin le personnage qui attire le plus de sympathie tant, incapable de mentir, elle est celle qui subit le plus la perversion et le narcissisme des autres personnages. Enfin, la réalisatrice (Sandra Hüller, découverte dans "Toni Erdmann", hilarante), personnage totalement barré et névrosé forcé de composer avec ses sentiments et son travail.
Si le film est passionnant, il souffre toutefois de quelques défauts de rythme (la partie sur le tournage du film est clairement longuette). Le manque d'empathie généré par ses personnages champions de la mauvaise décision, toujours sur un fil, fatigue également à la longue. Toutefois, "Sibyl" est le contrepoids parfait de "Victoria", et si ce dernier conserve notre préférence, "Sibyl" permet au moins de se faire un avis - définitif, espérons - sur Justine Triet : on tient là un auteur à la filmographie exigeante intellectuellement et passionnante.