Un de ces films pour lequel je peux comprendre toutes sortes de réactions (et de notes), mais aussi qui à défaut d'être taillé pour me plaire (avec sa protagoniste irrécupérable et auto-cobaye), parle un langage auquel je suis forcément sensible (tout comme Nanni Moretti sait me crisper... et me donner envie de revenir). Un langage 'complaisant' car subjectif mais comme une participation dépouillée de toute conviction ; un langage brutalement réaliste à propos des motivations individuelles, présentées comme 'grossières' en premier lieu, quelque soit la sophistication et/ou la radicalisation avec lesquelles elles germent – un langage sans sermon, générant du pathétique sans tendresse, ou la laissant à la discrétion du spectateur.

C'est radicalement démonstratif donc lourd et implacable ; je me réjouissais d'anticiper les saillies intégristes dans Prayers for Bobby, ici je me régalais de voir empilées les petites lâchetés et grotesques fuites en avant, les dénigrements dans chaque compliment, les opportunités lamentables d'afficher sa vertu et son courage de façon 'télégénique'. Ce film est cruel et sans figures positives, ou alors elles sont plombantes et passagères ; mais la comédie sombre et triviale est aussi une façon d'entrer doucement et sans idéalisation dans une tragédie individuelle – que seul un bourru ou un sadique déguisés en moraliste (ou 'critique' social) pourraient manquer ; à la fin il n'y a plus de quoi ricaner (déjà au départ on riait pour éviter de suffoquer) et d'ailleurs, à ce désir ridicule d'exister par l'autre, on pourrait en substituer d'autres incitant à saboter sa vie.

Cette attitude déplorable est une adaptation en valant bien une autre à un environnement humain froid et superficiel – qu'elle choisit certainement ; que pourrait-elle choisir d'autre à ce stade – et dans un contexte où la mise en scène de soi compte autant, est décorrélée de toute contribution sérieuse ? Car on appelle 'art' un assemblage de meubles volés par son amant ; en guise de création, on trouve des braquages et du recyclage. Qu'aurait à gagner quelqu'un de si ordinaire à devenir sage, qu'aurait-elle à améliorer et faire valoir ? Elle n'a rien de propice à faire la différence ; alors elle choisit l'option qu'empruntent tant de ses camarades – mais elle y va tellement à fond qu'elle mériterait, finalement, légitimement l'attention ; celle aux grands blessés, bien banale ; puis celle aux grands tarés, bien supérieure !

L'approche a des ressorts communs avec celle misanthrope et mesquine d'Ostlund (The square, Triangle of sadness), mais une dose massive d'empathie fait la différence, y compris en terme de narration : on a moins de temps pour s'ennuyer tandis que le réal s'astique sur la tête du monteur et du chef-opérateur, lesquels naturellement n'osent plus bouger. Les scènes du récit intérieur flirtent parfois avec la satire (séquence de l'enterrement) et à terme avec l'absurde apparent ; l'ivresse et la confusion du sujet mènent alors. Dans ces scènes intérieures, Signe est célébrée mais aussi menacée – cette enquête à charge, c'était simplement dans sa tête ; on s'est joué de nous ? Non, car ce n'est pas davantage un thriller qu'un film social – ou ça l'est incidemment. C'est le déroulé d'une maladie morale et mentale en train de se gangrener. Être objet de l'agressivité de ses congénères, c'est surtout être l'objet accaparant ces congénères ; pour une personne en si mauvais état, être menacée c'est mieux qu'être ignorée. Toute volonté dirigée vers elle la galvanise ; tout inquisiteur sera son allié. Elle a probablement voulue être digne d'être aimée ; elle doit maintenant être digne d'être remarquée, même si c'est au prix de la dégradation ; un tel profil, pendant masculin, verserait facilement dans l'agression ou le militantisme armé.

Alors on doit admettre et c'est inconfortable : Signe n'est pas simplement une connasse, ni une grande fille méprisable, ni une mythomane grotesque ; c'est aussi une malade. Malade de son narcissisme, malade de son ineptie, malade d'être une femme insuffisamment désirée. Et sur sa route, il n'y aura jamais d'allié bénéfique (sauf peut-être à l'hospice, c'est-à-dire au garage où elle peut moisir ou -il faut se garder de l'espoir- préparer sa reprise en mains) ; dans cet univers d'inclusion sociale et de tolérance déclarée, elle ne trouve que des abrutis et des lâches interchangeables. Les plus éveillés s'échangent des regards, tout comme le font ses amis ; si l'édifice s'effondre, peut-être la grondera-t-on, de façon laconique et péremptoire, surtout d'une façon qui tienne désengagé – la fermeté comme l'ouverture ne sont bonnes qu'à cette fin ! Où sont les gens exigeant simplement qu'elle arrête son cirque ? Où sont ceux qui oseront voir une malade au lieu d'en profiter, ou sont assez débiles pour voir sérieusement une différence à célébrer ? Il faut à la fois être courageux, honnête, lucide et bienveillant ; puis être prêt à assumer d'avoir secoué tout ce cinéma... qui a toutes ces qualités ? Simultanément ? Qui a ce sens stupide et remarquable de l'effort ? Pour une personne sans attrait ni qualité – sauf celui d'avoir commis un exploit ? Ces gens doivent exister et appartenir à un autre monde... il est improbable qu'ils sachent alors comment aider à se ré-équilibrer dans celui-ci.

https://zogarok.wordpress.com/2023/12/03/sick-of-myself/

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le 3 déc. 2023

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