Pellicule/numérique. Depuis la fin des années 90, c’est un débat qui a évolué dans toutes les strates possibles au cinéma : chez les réalisateurs, les techniciens, les producteurs, et même les spectateurs. Que peut-on faire avec le numérique ? Que va-ton faire avec le numérique ? Que va devenir la pellicule ? Keanu Reeves s’efforce donc de partir en quête d’avis avec comme compagnie un directeur de post-production, Christopher Kenneally, afin de mieux cerner les enjeux de cette évolution (révolution ?) dont l’impact sera (et est déjà, d’ailleurs) colossal au sein du cinéma. Pourquoi Keanu Reeves ? Parce que Keanu Reeves est bonhomme passionné et plein d’idées, aussi surprenant que cela puisse paraitre.
Ce qui est bien avec Side by Side, c’est que le documentaire arrive à être assez exhaustif tout en étant relativement accessible à tout le monde. Bien sûr, ça ne détaille pas l’intégralité des technologies pellicule/numérique, mais le film arrive à être assez riche pour être susceptible d’intéresser les néophytes (bon, pas trop noobs non plus, sinon ils vont se faire chier) comme les connaisseurs du genre. Conjointement à ses interviews, Reeves explique de manière très didactique quelques fonctionnements de base pour pouvoir comprendre les enjeux expliqués par les invités. Et c’est là que le documentaire est passionnant : Reeves a fait venir du beau monde.
De nombreux réalisateurs (Scorsese, Lucas, Nolan, Lynch, Boyle, Cameron, Fincher, Wachowski...), directeurs photos, superviseurs d’effets spéciaux, monteurs, producteurs, acteurs et étalonneurs sont à la barre pour plaider la cause de la pellicule comme celle du numérique. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est que tous ont leur petit mot à dire sur le sujet, qu’on apprécie ou non leur cinéma. Oui, même Lucas, même Schumacher. On retrouve aussi des légendes : Anne V. Coates, monteuse de Lawrence d’Arabie, d’Elphant Man comme d’A La Croisée des Mondes, 87 ans la mémère, ou encore Vilmos Zsigmond, qui a été directeur photo pour Cimino, Altman, Spielberg, DePalma, Boorman, ainsi que bien d’autres grands techniciens. Les avis divergent, certains arrivent à se satisfaire de l’évolution, d’autres ne croient encore que dans la pellicule... Mais ces opinions créent la véritable richesse du film, un vrai savoir-faire qu’il est nécessaire de comprendre pour envisager le futur du cinéma.
Car oui, le futur du cinéma ne rime pas nécessairement avec le numérique. Car si la pellicule a bien des inconvénients, c’est un support extrêmement riche qui est bien moins altérable sur le long terme que le support numérique. Il est ironique de comprendre que même à l’ère du numérique, même lorsque 90% de la production sera en numérique, le transfert sur pellicule demeurera le seul moyen viable de péricliter les films (à moins d’une révolution dans la manière de concevoir le numérique et les affres du temps).
Au-delà de prendre une décision « tel support est mieux que l’autre », ce qu’il faut comprendre c’est que les deux sont extrêmement riches, et peuvent éventuellement se compléter. Comme dit dans le film, si Michael Mann a entamé sa révolution numérique avec la Viper sur Collateral, c’est que la pellicule ne pouvait pas lui donner l’image nocturne qu’il souhaitait, il ne recherchait pas le noir. Mais d’un autre côté, d’autres réalisateurs dans d’autres genres de cinéma arrivent à exploiter pleinement la pellicule en obtenant un résultat que jamais au monde ils n’échangeraient pour du numérique. Il en va de même avec le débat sur l’étalonnage numérique, qui change aujourd’hui profondément les films, bien plus qu’à l’époque de l’étalonnage photo-chimique. Sur Gangs of New York, Michael Ballhaus le directeur photo disait qu’il a eu la possibilité de faire un étalonnage numérique du film, mais qu’en voyant les rushes, il n’en a pas ressenti le besoin : la pellicule lui avait donné pile l’image qu’il voulait, et l’image que Scorsese voulait. En revanche, la technologie numérique (de tournage comme d’étalonnage) se retrouve nécessaire sur d’autres films comme Sin City. Rodriguez (qui opère également) ne pouvait techniquement envisager le film sur 35mm.
Et c’est bien cette richesse d’avis qui rend le débat formidable, le rend passionnant et enrichissant alors qu’à première vue, pour beaucoup, il s’agit d’une gue-guerre dont le destin est scellé d’avance. Que nenni. L’entreprise de Keanu Reeves et Christopher Kenneally se révèle finalement plus qu’utile pour y voir plus clair, et mieux entreprendre le futur. Typiquement le genre de documentaire que tout cinéphile ou cinéaste en devenir devrait regarder, d’autant plus que la dynamique du montage du documentaire ne laisse aucune place pour l’ennui : les informations ont beau être nombreuses, elles ne sont jamais inutiles. Mention spéciale pour l’interview de David Fincher (qui a dû être bien raccourcie parce que normalement, quand il parle technique, le mec parle Chinois), on sent que le taulier parle. Et coup de cœur pour celle de Scorsese, on sent que le passionné parle.