Pour qui parle le silence ? Vous avez 5 heures.

Il est toujours délicat de parler d'un film au sujet si complexe, ambigu, et qui a déjà fait couler beaucoup d'encre de la part de la presse spécialisée. Une "ode à la liberté de l'esprit" pour certains, un "film de fanatique" obscurantiste pour d'autres... Et si Scorsese venait de réaliser "le film dont vous êtes le héros" ? Un film à la morale ouverte, et surtout capable de toucher différemment chaque spectateur selon sa propre sensibilité ?
Mais je reviendrai plus tard sur cette question à laquelle j'apposerai ma modeste analyse.


Pour le synopsis: Japon, XVIIème siècle. Les tentatives successives des Européens pour évangéliser le Japon semblent avoir été un échec. Si une maigre partie de la population, essentiellement rurale, se réclame toujours de foi chrétienne, les autorités politiques et religieuses du pays mènent une guerre ouverte contre ces "hérétiques" (j'utilise ce mot de manière sans doute anachronique). Entre autres réjouissances, ces chrétiens sont ébouillantés, crucifiés, pendus par les pieds, et forcés d'abandonner symboliquement leur foi en foulant au pied une image de la Vierge ou du Christ.
Deux prêtres jésuites Portugais (Andrew Garfield et Adam Driver) se lancent dans une quête pour retrouver la trace de leur ami et mentor, le père Ferreira (Liam Neeson), dépêché au Japon il y a plusieurs années, et dont la rumeur dit qu'il aurait abandonné publiquement la foi.


Scorsese nous propose un film maladroit, mais réellement fort et intelligent.
Maladroit dans le montage.
Si certains plans sont sublimes (je pense aux scènes dans la brume, aux paysages jamais utilisés de manière contemplative), je ne m'explique pas sa politique en terme de cut et d'enchaînement de certains plans, notamment dans les dialogues (la scène d'entrevue entre les deux jeunes prêtres et leur supérieur, déjà vue dans la bande annonce, est symptomatique de ce problème).
Maladroit dans la gestion de son rythme, ensuite.
Je ne me suis presque pas ennuyé durant ces 2h40 de visionnage, mais force est de constater que le caractère répétitif des épreuves imposées au personnage principal (Andrew Garfield, dont la composition est épatante), son long chemin de croix, peuvent finir par lasser. C'est notamment l'une des réflexions que je m'étais faites par rapport à "The Revenant".
Maladroit dans son manque de "silence".
Les voix-off font partie intégrantes du cinéma de Scorsese. Quitte à tracer un trait sur sa "période Di Caprio" et à proposer une oeuvre sobre, il aurait pu, selon moi, s'en dispenser. Les 15 dernières minutes sont tout simplement insupportables en terme de narration (mais je ne spoil pas).


A partir de maintenant, [SPOILER ALERT]


Malgré tout cela, "Silence" est un film fascinant.
La direction d'acteurs est exemplaire de bout en bout. Le duo Garfield/Driver est absolument crédible, et je ne comprends toujours pas pourquoi le premier n'a pas été nommé aux oscars pour ce film plutôt que pour le dernier Mel Gibson.
Mais ce sont les acteurs asiatiques qui impressionnent le plus (je dis "asiatiques" car je ne sais pas s'ils sont tous japonais). Aucun des seconds rôles n'est mal écrit. Tous ont leur rôle à jouer, leur pierre à apporter à l'édifice. C'est au détour d'une réplique, d'une réflexion, que la complexité de ce que l'on nous présente comme des tortionnaires ou comme des victimes se révèle.
C'est aussi pour ça que je ne me retrouve pas dans les critiques parlant de manichéisme, d'un film de propagande. Ces gens ont-ils prêté attention à la métaphore de l'inquisiteur entre le Japon et un marécage, où certaines plantes ne peuvent pas pousser ? Parce que ça, c'est le relativisme culturel dans ta face (en l’occurrence, dans la face d'Andrew Garfield).
Pour en revenir à Garfield, justement, et aux chrétiens japonais : L'une des véritables forces de "Silence" est de faire d'une croyance particulière (ici le christianisme) le prétexte pour évoquer des thématiques bien plus larges.
Si la lecture "premier degré" du film nous montre un prêtre entêté, incapable de se remettre en question, en souffrance intérieure perpétuelle, on peut se demander si sa foi ne symbolise pas nos convictions de manière générale, le "cocon" d'illusions que nous créons dans notre enfance et qui se brise lors de la confrontation avec le monde ?
Que l'on soit chrétien ou non, ce personnage est touchant car au delà de sa dévotion pour Dieu, c'est toute sa personne qui se retrouve remise en question, piétinée. Il doit s'avouer que ce qu'il croyait universel, inébranlable, n'est qu'une vérité parmi tant d'autres.
Et c'est ce qui fait l'intelligence du film : Un croyant peut ressentir une émotion religieuse en le voyant, et un athée/agnostique (comme moi) se reconnaît dans des préoccupations et des troubles tout aussi forts. C'est ce que j'exprimais maladroitement en introduction par la formule "film dont vous êtes le héros".
Alors certes, certains indices n'aident pas à être tendre envers Scorsese, mais même là, il est possible de développer d'autres schémas de lecture.
Pourquoi Dieu/Jésus (?) parle à Garfield avant qu'il ne piétine sa foi ? A première vue, on se dit "Dieu s'est enfin manifesté à son fidèle et le guide pour le sauver, tout en sachant qu'il gardera toujours la foi intérieurement".
Mais Dieu n'accepte-t-il pas tout simplement que le prêtre aille en paix avec le sentiment que sa mission a échoué et que la foi personnelle n'est pas incompatible avec d'autres réalités ?
Scorsese ne donne jamais la réponse, même si le plan final sur le crucifix dans le cercueil était, selon moi, hautement dispensable.
Ah, et je n'ai pas encore parlé de ce personnage dont le nom m'échappe (le premier japonais rencontré par les deux compagnons). Ce personnage est peut être le plus intéressant du film et nous livre un autre indice de lecture. Perpétuel Judas, avide de confessions sans en comprendre le sens, se raccrochant à une foi dont il ne sait rien, il symbolise le "marécage" dans lequel certaines idées ne peuvent jamais germer sans être dénaturées.
Je ne peux pas présumer des intentions de papy Martin, mais à y bien réfléchir, "Silence" n'est-il pas un film bien plus dense et complexe que la célébration chrétienne que beaucoup y ont vu ?
Ah, et Liam Neeson. Il est toujours aussi bon dans le rôle du mentor (certes, ici plus complexe qu'un Qui-Gon Jinn ou un Ra's al Ghul).


Je m'excuse pour le caractère confus de cette chronique, mais parler de ce film à la fois puissant et imparfait me tenait vraiment à cœur.

Mr_Step

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