Dieu et l’humanité ressemblent à deux amants qui, ayant fait erreur sur le lieu de rendez-vous, ne se rejoignent jamais.
Je ne pouvais pas ne pas commencer avec cette phrase magnifique de Simone Weil – une comparaison terriblement triviale. Plutôt qu’un silence de Dieu à proprement parler, ne serait-ce pas plutôt un quiproquo de cet ordre, fut-il des plus banals, qui serait en jeu dans le film ? Peut-être nous parle-t-il, peut-être même crie-t-il, Dieu, de là où il est ; nous sommes juste trop loin, trop perdus pour l’entendre.
C’est en cela que je trouve Silence fascinant : il dépeint moins le mutisme de Dieu que notre surdité à Son égard. Le silence ne signifie pas le néant. Être silencieux ne signifie pas ne rien dire. Là est la clé, il me semble, du film. Il serait idiot de voir dans le silence de Dieu un abandon (ce que le personnage de Rodrigues redoute à certains moments), un signe de Son absence, de Son inexistence. Non, ce silence-ci est un silence qui parle, mais qui s’adresse à chacun de nous, et non à tous en même temps. Dieu ne parle pas aux foules, comme un prêtre qui donne la messe, mais chuchote à l’oreille de celui qui veut l’entendre. D’ailleurs, tant que Rodrigues s’obstine à propager Sa parole, par un prosélytisme dogmatique aveugle, il se sent seul : seul face aux vagues qui viennent noyer les kirishitan japonais, seul dans sa cage, seul face à Dieu. Mais dès lors qu’il prend conscience de ce qu’est la foi, à savoir la chose la plus intime qui soit, il l’entend, comme un enfant qui aurait enfin enlevé ses mains de ses oreilles, plaquées là pour étouffer la voix de son père. Il entend la voix de Dieu. Et il comprend, tel Abraham, sa véritable mission.
Avec Silence, Scorsese accouche d’un film difficile, hermétique, dont la longueur et la lenteur peuvent rebuter certains. Mais tout ceci participe de la longue introspection que les personnages – et le spectateur avec eux – vont entreprendre. À l’instar d’un Andrei Roublev de Tarkovski dont elle serait la progéniture idéale, Silence est une œuvre profonde, abyssale, contemplative et touchante. L’absence de bande-son participe de cette longue méditation de 2h40 qui, pour ma part, ne m’ont paru durer que quelques minutes ; juste assez pour ressortir de la salle bouleversé. Ce qui frappe d’entrée, ce sont les images : la photographie est sublime, les paysages luxuriants et les couleurs intenses. Mais il serait dommage de s’en contenter. Les acteurs principaux, à savoir Andrew Garfield (Rodrigues), Adam Driver (Garupe) et Liam Neeson (Ferreira) épousent parfaitement leur rôle : le premier en jeune homme pieu, fougueux et aveuglé par sa foi débordante, le deuxième en prêtre droit et mesuré, et le troisième en sage rédempteur ayant atteint l’Éden de sa vie. Rodrigues et Garupe se lancent à la recherche de Ferreira, missionnaire supposé disparu dans les collines verdoyantes du Japon du XVIIe, en pleine inquisition contre la chrétienté. C’est dans ce rapport à l’autre, à l’étranger, que notre protagoniste va se révéler à lui-même, fut-ce dans la douleur et le doute.
(attention, spoilers)
Le paradigme abrahamique me semble pertinent. J’emprunte mon titre à Kierkegaard, philosophe danois ayant écrit justement sur la foi, à travers l’épisode du sacrifice d’Isaac par Abraham (je conseille par ailleurs la lecture de Crainte et Tremblement à toute personne ayant aimé Silence et voulant approfondir la question de la foi). Père Rodrigues se compare ici à Jésus lui-même, ce que lui fera remarquer père Ferreira lors de leur ultime entretien. Rodrigues est donc aux antipodes d’Abraham : il est dit ambitieux, suffisamment orgueilleux pour se comparer au fils de Dieu ; Abraham est quant à lui humble, l’allégorie même de la foi, de l’homme qui s’efface entièrement pour ce à quoi il croit, qui passe outre toute morale rationnelle pour son amour du Christ. L’enjeu de la quête de père Rodrigues est ici : dans l’acceptation d’une évangélisation impossible du Japon, et dans la prise de conscience que ce qui importe est moins la conversion des Japonais que sa propre révélation. Il ne s’agit pas de tomber dans les deux extrêmes : d’un côté, un silence sourd, un Dieu qui nous aurait abandonnés ; de l’autre, une foi fanatique et aveugle, dogmatique.
Le message du film est, selon moi, qu’il faut abandonner d’expliquer la foi à l’aune de la raison. La foi, pour reprendre la formule de Kierkegaard, est la « crucifixion de la raison ». Silence entreprend le chemin de la réconciliation de l’humain et du divin, non pas à l’échelle de tous les hommes (ce qui est impossible, comme le fait comprendre Ferreira en parlant du bouddhisme et de la vision du monde des asiatiques, contradictoire avec celle du christianisme), mais au plus profond de chacun. Un conciliation entre un immanentisme douteux (nous ne sommes pas égaux à Dieu) et un transcendantisme démesuré (nous n’avons pas rien à voir non plus). Le dialogue entre l’Inquisiteur et Rodrigues est sur ce point substantiel : le prêtre assure à raison qu’il n’y a de vérité qu’universellement, donc si le Japon refuse le christianisme, la parole de Dieu étant Vérité, alors le Japon refuse la vérité. Tel est le discours de Rodrigues, aveuglé par sa mission. Mais il me semble que la foi est la vérité même de la raison. Le phénomène de la foi est insaisissable par le savoir, puisqu’il est fait de doute. Un homme qui a la foi ne peut jamais avoir la certitude qu’il sera sauvé ; la foi n’est pas un acquis mais le fruit d’une bataille avec soi : on n’a foi que contre l’incertitude.
Là est le Tremblement de Rodrigues. Tant qu’il tente d’objectiver la foi, de la propager, il est voué à l’échec. C’est ce que Ferreira lui dit : « les Japonais ne meurent pas pour la foi chrétienne, mais ils meurent uniquement pour toi ». Avoir la foi, c’est renoncer au général pour exprimer l’individu – chose que Ferreira a parfaitement comprise. De même que la terreur est l’excès de la crainte, l’idolâtrie est l’excès de l’amour : dans les deux cas, en croyant grandir Dieu, on se grandit nous-mêmes : c’est l’hypocrisie dans laquelle est emprisonné Rodrigues pendant la majorité de son voyage : il fait preuve d’excès d’amour pour Dieu, tout comme d’excès de Crainte (il va jusqu’à conseiller aux Japonais de cracher sur Jésus ou le piétiner pour sauver leur peau, chose considérée logiquement comme inadmissible par Garupe). Il a peur de la mort, alors que les Japonais, dans leur candeur infantile, lui font remarquer que mourir c’est aller au paraiso, au Paradis, lieu supposément bien meilleur qu’ici-bas. Pris à son propre jeu, Rodrigues est tiraillé entre la terreur du vide – du silence –, et l’idolâtrie.
Silence est bel et bien un grand film, un chef-d’œuvre, j’ose le dire. Alors oui, ce n’est pas un film grand public, même si je reste persuadé qu’il peut parler à tout le monde, d’une manière différente. Silence est une longue descente aux enfers qui s’équilibre par l’élévation vers la foi. Nous nourrissons tous, à notre façon, ce goût de l’absolu, cette volonté de plénitude. En ce sens, je pense que nous avons tous la foi, croyant ou non, chrétien comme bouddhiste, athée indifférent comme laïc acerbe : que ce soit en un vieil homme à barbe blanche, en les astres, en la nature, en la science, en les droits de l'homme, voire en l'homme lui-même dans ce qu'il a de transcendant... La croyance n’est pas une supercherie, une manœuvre politique : elle est consubstantielle de l’homme. Ce qu’il faut dénoncer, ce sont les formes prosélytistes qu’elle prend, son instrumentalisation politique, ses dérives malsaines et oppressives. Mais la foi, expérience ultime de la nature humaine, rien ne peut ni l’empêcher ni l’imposer. Personnellement, je ne crois pas en Dieu, mais Silence m'a transpercé de questions sur ce que c'est que croire – et je pense que, en un sens que je n'ai pas encore trouvé, j'ai moi aussi la foi.
C’est par cet épisode du doute de sa foi, par ses demandes de réponses, d'un simple mot, d’un simple signe face au silence, que Rodrigues, marchant dans les pas de Ferreira, parviendra à trouver en-lui la foi véritable – une foi silencieuse et ineffable. Enfin il quittera la terreur destructrice pour la crainte créatrice, et l’idolâtrie aveuglante pour l’amour véritable. Et finalement c’est dans une boite, recroquevillée au creux de sa main comme au creux de son cœur, que cette foi trouvera son expression la plus totale, la plus pure.
« Aimer Dieu sans avoir la foi, c’est se réfléchir en soi-même – mais aimer Dieu avec la foi, c’est se réfléchir en lui ».
(Soren Kierkegaard, Crainte et Tremblement)
PS : Allez de ce pas lire la critique de mon cher Chaosmos. Elle tue.