« Ses propres ténèbres étaient impénétrables », écrivait Joseph Conrad lorsqu’il dépeignait le colonel Kurtz, dans son roman « Au cœur des ténèbres », publié en 1899. Et il est difficile de ne pas sentir l’influence de cette œuvre sur « Silence » de Martin Scorsese, qui est peut-être le film le plus ambitieux du réalisateur depuis « Gangs of New-York ». Tiré d’un roman éponyme de Shusaku Endo datant de 1966, « Silence » n’est pas un film laissant indifférent son spectateur, tant il emploie un mécanisme potentiellement repoussant, notamment en mettant en scène un héros en proie à la tourmente et au désespoir. Mais reprenons le fil depuis le début : à Lisbonne, deux jésuites, Rodrigues et Garupe, découvrent que leur ancien professeur, Feirera, s’est converti au bouddhisme, alors qu’il était en mission au Japon. Choqués, ils se lancent alors dans un périple dangereux, dont le but est de le retrouver.
Il faut se rappeler que jeune, Martin Scorsese souhaitait devenir prêtre. « Silence » a donc des allures de film extrêmement personnel, de plus que son cinéaste est également admirateur du cinéma japonais. Il est également nécessaire de savoir que « Silence » est un film sur lequel Scorsese fantasme depuis pas moins de trente ans, et qu’il tente de réaliser depuis pratiquement autant d’années. Nous étions donc en droit de nous attendre à une véritable œuvre à proprement parler, murement réfléchie et pleinement mature. Et par conséquent, nous sommes en droit de nous étonner à la vue d’un film aussi bancal.
D’entrée de jeu, « Silence » nous montre le véritable massacre subi par la communauté catholique dans le Japon du XVIIème siècle, nous ramenant directement à son message : il ne s’agit pas là d’une œuvre sur la foi, mais sur l’essence de la foi. Et le problème se pose là : le film, à ce niveau, ne respecte parfois pas son postulat, avançant sans créer de tension, mais tirant au contraire sur sa durée, donnant, par conséquent, toujours conscience de la caméra. Ainsi, il flirte avec le cœur de son histoire, mais sans jamais le toucher, et en conséquence, le spectateur se retrouve totalement en dehors des événements du film, se déroulant dans une ambiance artificielle. Et même les nombreux hommages de Scorsese au cinéma japonais ne suffisent pas à faire remonter une forme d’intérêt, au contraire, ils ressemblent à un indice de panne d’inspiration (on pense beaucoup à certains plans iconiques du film « Profond désir des Dieux » de Shôdei Imamura).
Difficile également de se faire à l’atmosphère exsangue que dégage la mise en scène. C’est indéniable, Scorsese prend des risques assez surprenants, par exemple lorsqu’il fait de son héros un anti-héros : mis en exergue au début comme un messie, pour ensuite enlever son masque, et devenir une sorte de Judas. Ce parcours initiatique se retrouve néanmoins rapidement délaissé au profit de nombreuses facilités. On sent que Scorsese veut opérer une mise en scène simple ; mais il est trop perfectionniste pour ça. La majeure partie du film est en plan fixe, aucun mouvement de caméra n’est particulièrement complexe, et le tout est narré par une voix-off. Mais il semble oublier que la simplicité est une matière incroyablement dure à maitriser (alors qu’elle est présente dans tous ses films), et petit à petit, il s’enfonce dans une forme de platitude, n’arrivant jamais à faire entrer son histoire dans une autre dimension. En clair, il ne dépasse jamais le stade de l’idée, annihilant tout l’intérêt que l’on pourrait porter à cette histoire.
Bien entendu, le film n’est pas exempt de qualités, malgré ce manque de fluidité destructeur. Cette atmosphère, quasi broque, peut donner des arguments bien plus positifs, comme la prestation au bord de la folie d’Andrew Garfield, ou les quelques minutes étonnamment charismatiques de Liam Neeson à l’écran. Sinon, il est difficile de trouver quelque chose de pétulant sur l’aspect formel, où tout semble très moyen : des prises de risque inabouties, une mise en scène potable, mais en aucun cas immersive, un fond stoïque, et aucune réelle force cinématographique.
Le silence du titre est celui de dieu, qui ne répond pas. In fine, il s’apparente au silence que laisse une amère déception. À vrai dire, il n’y avait pas grand chose à espérer, puisque les films les plus ambitieux de Scorsese sont souvent ses moins bons (souvenez vous : « Gangs of New-York », « La dernière tentation du Christ », « Kundun »). Il nous laisse ici face à un film broque, rébarbatif, prenant des risques mais ne causant jamais un réel impact sur son public. On sent pourtant une ambition monstrueuse derrière cette caméra, ainsi qu’une maitrise singulière. Aussi impénétrable que les voix du seigneur… Mais pas de quoi faire taire le silence.