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Critique pour Le Bleu du Miroir


Empowerment à roulettes
Si « on ne nait pas femme, on le devient », on ne nait pas indépendante également, on le devient. Véritable hymne émancipatrice, Skate Kitchen navigue entre ces deux rives avec une authenticité qui dépasse parfois la fiction. Un doux naturalisme insufflé par une bande de skateuses jouant presque leur propre rôle devant la caméra de Cristal Moselle qui ne cesse de sublimer la liberté de la vie.


La réalisatrice américaine dresse le portrait Camille, adolescente introvertie, cherchant à affirmer son individualité et tromper la solitude, dans un quotidien manquant d’amitié et baigné de conflits avec une mère qui lui est étrangère, tout autant que sa fille pour elle. Sa passion pour le skate va l’amener à connaitre Skate Kitchen, véritable crew new-yorkais, lui apportant bien plus qu’une bande avec qui rouler mais l’opportunité d’une émancipation salvatrice au sortir de l’adolescence. Incarnée de façon éthérée par Rachelle Vinberg, Camille acquière une forme d’indépendance au côté de ce groupe de filles hétéroclite et inclusif, allant de la couleur de peau à l’identité sexuelle, transcendé par un souffle désinvolte grâce au skate.


Une façon de pratiquer ce sport résolument féministe où la board devient emblème d’empowerment, autrement dit « un processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, de s’émanciper ». Camille finit ainsi par appréhender cet élément comme plus qu’une passion, à l’instar des membres de Skate Kitchen, mais comme la possibilité de s’affirmer intiment et publiquement au sein d’une communauté persistant à asseoir une domination masculine. En ridant, ce crew féminin use de la planche pour s’affranchir et s’approprier l’espace urbain jusque dans l’environnement masculin du skate park, tandis qu’hors de la glisse ces jeunes femmes échappent plus douloureusement au patriarcat qui imprègne encore la jeune génération. Une prise de territoire qui ne se fait pas heurt face aux garçons désarçonnés par l’énergie pulsionnelle de ces skateuses éprises d’une insouciance pleine de beauté qui envahie l’écran d’un esthétisme gracieux.


Cristal Moselle capte avec réalisme et une pointe de candeur les mécanismes en place entre les deux sexes, tout comme elle révèle avec finesse les stéréotypes féminins toujours ancrés dans la société. Face à une fille qu’elle juge trop masculine, la mère de Camille lui lâche le commentaire pernicieux qu’avec un si joli visage il lui faudrait une autre garde de robe. Alors que cette dernière, accompagnée du Skate Kitchen, tracent les trottoirs de Manhattan, une fillette dans sa robe blanche immaculée est hypnotisée par ces filles au style dégenré et urbain.


La réalisatrice met habillement à distance les sempiternels modèles glacés de la femme à talons pour dévoiler la diversité identitaire. Elle filme avant tout des personnalités et des corps où la vérité de l’image est athlétique, faite de blessures, primant sur une quelconque sexualisation de l’apparence féminine. Et c’est grâce à la liberté dont font preuve ces skateuses que Camille assume ce qu’elle est pleinement, tout en se façonnant au sein d’une amitié plurielle.


Sororité underground
En compagnie de Kurt, Indigo, Ruby ou encore Janay (respectivement interprétées par Nina Moran, Ajani Russelle, Kabrina Adams, Ardelia Lovelace), Camille trouve enfin sa place et s’épanouie. La force de la sororité se met en place, tel un foyer protecteur. Au gré de conversations abordant les règles, l’orientation sexuelle, la vulve, évacuant le mythe de la femme niaise ne pensant qu’à la conquête amoureuse, l’amitié se noue et le devenir femme s’opère. Et que cela surprenne ou dérange certaines personnes, Cristal Moselle offre un pur moment d’authenticité.


Au creux de cette appartenance bienveillante, Camille découvre la solidarité féminine et s’éveille sur sa propre condition. Ainsi non les tampons ne sont pas mortels comme sa mère lui avait dit, probable tentative pour préserver la « pureté » de sa fille, et le harcèlement est bien réel même pour des filles au fort caractère comme les meneuses de Skate Kitchen. Mais la réalisatrice mène ces dialogues avec subtilité, sans enfoncer des portes ouvertes, juste en faisant un constat. Une analyse qu’aujourd’hui encore les adolescentes sont bien mal informées, étouffées par des carcans dominateurs. Nonobstant, ensemble, réunies, les (jeunes) filles s’éduquent et se soutiennent afin de retirer le corset sociétal, ou même parental.


Mais la vie n’est pas excepte de petits tracas et une histoire avec un certain Devon finit par éloigner Camille du crew, devenue alors persona non grata. Elle commence à trainer avec les garçons, on découvre finalement qu’ils ne sont pas si différents d’elles. C’est là toute l’intelligence du film, ces skateurs ont le même appétit de liberté, le même besoin de se construire face aux autres. Une volonté de faire ses preuves de « vrais hommes » exposée au courant d’échanges où ils parlent de filles, paroles qui prêtent à sourire malgré la vulgarité tant ils semblent emprisonnés dans la masculinité toxique qu’on nous sert depuis bien trop longtemps. En ça, Skate Kitchen est résolument féministe car la narration dévoile que le masculin aussi peut-être enfermé et que l’égalité ne se fera qu’à deux. Le film met en lumière que le sursaut pour les hommes, à sortir de l’injonction du mâle dominant, est plus lent.


À l’issue de ce récit de vie, la sororité qui imprègne Skate Kitchen prend le dessus et les liens qui unissent, par la culture underground et de fait l’amitié, Camille et les autres skateuses finissent par les réassembler. On ne saurait que trop remercier la réalisatrice d’apporter cette lumière bienveillante, de mettre en exergue cette connexion féminine au-delà de toute mystification servie par une société qui tend à faire croire que les femmes se déchirent entre elles. Avec Skate Kitchen, Cristal Moselle livre un film à la poésie musicale, nimbé dans une douce allégresse qui réchauffe, pour un long-métrage joyeusement optimiste et libéré dans sa vision du féminisme.

CCorubolo
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le 1 févr. 2019

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