Slam est plus grand qu'un film. C'est un obélisque surgi du sol au beau milieu d'une piste olympique que le fantôme de Jesse Owens est venu percuter de plein fouet. Soixante ans après, le poing s'est abattu plusieurs fois, pas toujours sur les bonnes cibles, peut-être. Mais existait-il une cible pour ce poing-là ? Slam parle de courage envers soi-même, de cette volonté qui consiste à vivre selon sa conscience, et non à se défendre en attaquant le monde extérieur, sous prétexte que c'est forcément lui qui a tort.
D'une objectivité rare, pour ne pas dire précieuse, la caméra de Mark Levin sait se faire plus légère qu'un témoin muet ; face à elle, personne n'est foncièrement laid ou séduisant. Chacun a ses défauts, ses éclats, des sourires ou des grimaces qui le définissent autant que ses paroles, lesquelles lui sont parfois propres. Slam n'est presque pas du cinéma ; les acteurs qui y jouent des stéréotypes sont exactement comme ces gens qui, dans la vie, s'efforcent de ressembler à quelqu'un d'autre parce qu'ils ne trouvent rien en eux-mêmes qui parvienne à les satisfaire, eux ou leurs semblables.
Slam est un dialogue, une longue et profonde conversation entre deux personnages qui sont aussi des personnes éprises de leur intelligence, et qui ont soif de solutions plus belles que simples. Sonja Sohn et Saul Williams sont deux acteurs (performers) qui se rencontrent et miment une bataille sans arme, une bataille qui dénonce la violence de ceux qui ne prennent jamais le temps de parler. Co-scénaristes et auteurs des dialogues, ils se projettent en scène et font vibrer la réalité autour de leurs voix, de cet écran toujours trop petit, comme les cellules de prison qui font les microcosmes répétitifs d'une société en mal de libertés, une société qui refuse de chercher hors d'elle-même les solutions, effrayée à la seule idée que le monde est plus grand qu'elle.
Sonja Sohn est l'assistante très sociale, la visiteuse de prison, l'enseignante, celle-qui-sait, la bien intégrée qui restera toujours du bon côté des barreaux, et qui s'efforce (parfois mal) de ne pas juger ceux qui sont du “mauvais” côté. Non parce qu'elle a raison (elle est trop intelligente pour cela) mais parce qu'elle sait que la justice est seulement une machine qui n'est pas près de se gripper, et que le minuscule individu qui sera son grain de sable n'est pas encore né. Elle sait que la drogue insignifiante qui enferme le citoyen dans la même cellule que le triple meurtrier n'est pas le cœur du problème. Le cœur du problème est que la justice fait une différence entre l'alcool et le cannabis comme la société fait une différence entre les Noirs et les Blancs. La question n'est pas de savoir pourquoi la justice fait cela (elle ne le sait pas elle-même) mais comment éviter d'être écrasé par sa machinerie assimilatrice, qui juge le crime comme s'il était une mentalité, de la même façon que la société juge la couleur de la peau comme si elle était une culture.
Sonja Sohn croit en la société parce qu'elle a choisi d'y vivre. Elle ne l'aime pas forcément ; elle ne lui donne pas raison en tout, elle ne pense pas que l'individu seul puisse la changer, ni en bien ni en mal. Pour elle, les institutions sociales sont juste des cadres d'existence qui nous forcent à les accepter du moment qu'on y a vu le jour. Qui casse paie, même si c'est un inconnu qui vous a poussé et s'est enfui, inaperçu ; celui qui reste immobile est forcément suspect, d'autant plus s'il affiche un air innocent. De toute façon, au crime il faut un coupable, car la justice a horreur du vide, et une prison qui ne regorge pas de “criminels” déçoit le contribuable. Sonja Sohn fait le jeu de la société, à contre-cœur peut-être, mais parce que c'est là, au sein des Autres, qu'elle a une fois pour toutes trouvé son compte.
Saul Williams n'a pas besoin de société, seulement d'amis. Sa tête est farcie d'univers en voie d'expansion, qu'il explore les uns après les autres avec nonchalance, parce qu'il les sait immenses et patients, et qu'il dispose de toute sa vie, plus qu'il n'en peut rêver. Il arpente ces mondes de sa démarche intriguée, il aime tout ce qu'il visite, il a déjà envie de ce qui l'attend derrière le coin de la prochaine rue, il musarde aux passions de tout le monde, comme un ambassadeur de la fraternité en marche, à peine inquiet de ne jamais rencontrer ses collègues. La Confiance juchée sur ses épaules lui permet de voir toujours un peu trop loin.
C'est pourquoi le monolithe se dresse sur son chemin tranquille, surgi d'un sol rebelle où jamais on n'aurait cru que quelque chose pouvait pousser. Comme Saul Williams est trop innocent pour croire au silence de la pierre, il croit qu'elle va lui parler. Alors, il se heurte à l'obélisque et se retrouve derrière les fers d'une toute petite réalité, si minuscule qu'il l'avait à peine aperçue, qu'elle était à peine digne d'être imaginée ; peut-être même qu'il s'en veut de l'avoir négligée. La prison : pour ceux qui ne croient qu'en une réalité unique, la prison est aussi l'absence de libertés. Mais lui a d'autres portes, toujours ouvertes puisqu'elles n'ont pas de serrures. Un crayon, du papier ; écrire. Vieille métaphore pour s'évader ? Voire.
Saul Williams ne cherche pas seulement à écarteler ses libertés pour survivre, il cherche surtout à ne pas appartenir, il ne veut céder à personne. Là, dans la cour, il ne voit que des factions, pas d'individus. Les prisonniers marchent le long de lignes tracées aussi bien sur le sol que dans leurs crânes, et ne les franchissent qu'à leurs risques et périls. De poète, Saul devient un enjeu que se disputent les bandes, lesquelles ne peuvent jamais s'empêcher d'exercer leurs pouvoirs, puisque c'est la seule chose qui les fasse exister. Il sait, lui, que “la poésie est un danger”, il ne sait même que cela. Grâce à l'arme du verbe, il échappe à l'obligation d'appartenir, d'être possédé, il se dégage des idéologies, il se faufile entre les barreaux des autres ; il reste libre. Et s'il ne dit presque jamais “fuck”, ce n'est pas par auto-censure ; c'est parce que justement, il n'est pas là pour baiser le monde.
Un regard, pourtant, l'a capturé, lui a mis le fil à la patte tandis qu'il s'envolait ; attaché, il devra bientôt se reposer. Sonja Sohn l'a vu, entendu, elle aime ses paroles et veut qu'il les offre au monde, ou plutôt, à son monde à elle. Il la croit, peut-être seulement pour voir, pour lui faire plaisir, ou parce qu'il aime faire confiance, tout simplement.
Libéré sous caution, Saul ira étouffer quelques-unes des haines qui font du ghetto un cercle vicieux, où toutes les solutions sont fausses et prévisibles, provoquées et punissables. Il sait que c'est la Loi qui se plie à la coutume, non l'inverse. Il dit, sans hurler, que la Loi du Talion est la plus criminelle de toutes les lois jamais énoncées par la race humaine ; et tant qu'elle continuera à être appliquée par chacun, elle restera le fondement de la justice pour tous qui confond aveuglément le criminel, le coupable et le mal.
Puis, pour l'expérience, peut-être, il tombe dans une autre cage dont les barreaux sont à l'intérieur du cœur. Il “montre” un de ses poèmes à des inconnus, se donne en spectacle, difficilement, crûment, il fait des copeaux avec son âme devant un parterre multicolore de cultures unifiées, en espérant peut-être, car il est mortellement naïf, que ces gens en face de lui vont apprendre à le connaître intimement à cause de ses mots. Alors en s'excusant presque, il crache un peu de sang aux pieds des citoyens modèles qui ne connaissent de la prison que sa façade.
Ils l'aiment aussitôt, parce que, justement, il dit ce qu'il pense, il pense ce qu'il est, il ne se contente pas de raconter ses aventures ou de les imaginer différentes ; il croit avoir gagné quelque chose parce qu'on l'a vu sans masque et que nul n'en a été effrayé. Il comprend alors qu'il peut se faire aimer de n'importe qui ; mais aussitôt, il se demande pourquoi tout le monde ne sait pas faire de même. Doit-il l'expliquer ? Mais comment ? A qui et pourquoi ? Ce n'est pas son rôle. Il ne veut pas jouer de rôle, jamais. Le monde n'est pas un théâtre et sa “vie n'est pas une putain de métaphore”. Il a trahi l'esprit du slam, qui est d'arpenter les rues de la réalité, non de prendre racine sur une scène.
Au matin, le monolithe n'est pas rentré dans le sol ; il dresse toujours son dilemme ; buté, incontournable, aussi pyramidal qu'une organisation sociale. En plaidant coupable, Saul sera automatiquement condamné à deux ans de prison, dix-huit mois avec bonne conduite. S'il plaide non-coupable (alors qu'il détenait cent grammes d'herbe) son affaire ira aux assises et ses chances de bénéficier d'un non-lieu seront d'une sur vingt ; autrement, il risque huit à dix ans. Tout ne se résume-t-il pas ainsi, coupable ou non-coupable, blanc ou noir ? Et pourquoi pas : homme ou femme, croyant ou non croyant, riche ou pauvre, beau ou laid, fou ou normal, maître ou esclave ?
Saul Williams ne comprend pas ce qui est binaire ; toutes ces choses lui paraissent insuffisantes, trop dures, mesquines. Il ne voit pas comment un humain peut déclarer sans mentir “je suis coupable” s'il n'a fait de mal à personne, y compris à lui-même ; pire encore, il ne se sent même pas coupable d'être né. Il n'accepte pas que la société le mette au pied du mur, sous prétexte qu'il s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment (mais il faut bien qu'il soit quelque part ! C'est ça, un non lieu ?). Il n'accepte pas qu'on lui fasse miroiter des récompenses. Quant à la certitude d'une perspective amoureuse...
Les certitudes le gênent comme des os trop longs.
Il ne veut pas fuir non plus, car il sait bien que la réalité n'existe qu'en un seul exemplaire, les autres ne sont que des rêves pour le plaisir. Lui, le visionnaire, il ne voit plus quoi faire. Il s'appuie aux grilles qui mènent à l'intérieur de l'obélisque creux de la justice rentabiliste, celle qui associe un coupable à chaque crime ; il contemple cette masse qui l'écrase et le réduit à rien ou presque rien. Peut-être un grain de sable ?
Dans l'ombre, il cherche une réponse. Personne ne l'a.