Avant d'entrer dans le détail, je dois raconter une anecdote personnelle. Il se trouve qu'une bonne partie de ma famille est archéologue. J'aurais d'ailleurs pu en être un, moi aussi, si j'avais supporté l'idée de bosser au sein d'une hiérarchie (même aussi relâchée que celle de l'université, à l'époque). Bref, voici l'anecdote:
Un jour, alors que je venais de lire un article où un paléo-linguiste défendait la thèse selon laquelle le nom d'Hamurabi se prononçait "en réalité" Hamurapi, je demandai à ma tante (directrice d'un gros département à l'Univ. de Rome) comment l'auteur de l'article pouvait se permettre d'affirmer qu'il savait (au sens cognitif du terme) comment se prononçait un mot donné dans une langue morte depuis trois mille ans. Elle regarda par terre, fit un rond dans la poussière avec la pointe d'un pied, se racla la gorge, puis, devant mon regard insistant, finit par répondre: "Oh, tu sais, ce sont surtout des conventions et des querelles de clochers." Elle était bien placée pour savoir de quoi elle parlait.
Depuis ce jour, j'ai pris de longues pincettes avec tout ce que je lisais sous la plume de chercheurs universitaires, de journalistes scientifiques et autres sommités qui prêchent plus qu'elles ne professent et qui professent plus qu'elles ne savent. Et les exemples d'autoritarismes factices, puérils, fallacieux, erronés, stupides, violents, mal branlés, hypocrites ou autres défauts dérangeants n'ont pas manqué dans la littérature "sçavante" que j'ai ingurgitée depuis.
Et puis, il y a eu David Graeber. Son histoire de la dette, donc du capitalisme, n'a pas seulement bouleversé ma vision du monde; elle l'a remise à l'endroit. Il n'est tout simplement pas possible de comprendre le monde actuel tant qu'on n'a pas saisi, entériné, incorporé le contenu de son essai DETTE, 5000 ans d'histoire. Eh bien, Au commencement était.. va encore plus loin dans le passé de l'humanité et remet en question la quasi totalité de nos racines en tant qu'espèce vivante.
Dix ans de travail en collaboration avec l'archéologue David Wengrow ont donné ce résultat bouleversant (à tous les sens du terme). Oubliez Rousseau! Oubliez Jared Diamond! Oubliez Juval Harari! Oubliez Mircea Eliade! Oubliez l'évolutionnisme social! Il n'y avait, en fait, rien à en attendre, mais nous avons stupidement suivi ces pauvres aveugles au fond des impasses où ils nous guidaient et nous guident encore! (Oubliez Walt Disney aussi, pendant que vous y êtes!)
Avec ce livre, les deux David s'attaquent à un Goliath aux proportions rien moins que titanesques : la doxa scientifique et culturelle qui veut (qui dicte, qui exige, qui assène, et surtout, qui refuse de penser autrement) que la "civilisation" soit le résultat inéluctable d'une évolution "naturelle" issue de l'agriculture, de l'industrie puis de la démocratie, comme si cela était une trinité parfaite, inéluctable et indépassable. Le problème, c'est que cette vision du monde, outre qu'elle est si profondément biaisée qu'il faut remettre presque toute la culture académique en question pour commencer à discerner en quoi elle est biaisée, participe pleinement du problème tout en l'entretenant, le faisant perdurer, étouffant les autres visions possibles (et bien sûr, celles qui existent déjà; voir La férocité blanche, entre autres exemples). Il ne fait aucun doute que la position des David leur vaudra une relégation générale de la part de l'intelligentsia universitaire, un désaveu absolu ou, au mieux, un dédain amusé. Raison de plus pour se plonger dans leur vision du monde; car elle, au moins, accorde une pleine confiance aux êtres humains, sans une once de cynisme, et avec une lucidité aussi sidérante que jouissive pour le cortex cérébral.
Non seulement leur essai monumental fournit les idées et les sources nécessaires pour réinterpréter notre monde dans un sens qui ait enfin du sens, mais il fournit aussi les armes qui nous permettront (j'emploie ici le "nous" pour l'espèce humaine, en rappelant au passage que "humain" a deux sens: un biologique et un moral) de sortir de l'impasse patriarcale, capitaliste et déshumanisante où nous sommes bloqués depuis quatre siècles et qui est en train de nous détruire avec une jubilation sadique.
Un livre qui parle de liberté(s) si fondamentale(s) qu'il est peut-être le seul livre à parler vraiment de Liberté dans le concert cacophonique de la culture actuelle (qui se veut révolutionnaire mais n'est guère que revendicatrice, quand ce n'est pas revancharde).
A lire de toute urgence puis à transformer en tomahawk éthique !
PS: la traduction d'Elise Roy est remarquable, ce qui n'est pas à négliger dans le contexte dégradé et je-m'en-foutiste du marché éditorial actuel.