Si vous saviez depuis combien de temps on me conseille David Graeber… Cet intellectuel, tour à tour présenté comme historien, ou économiste, ou anthropologue, était une figure de proue des penseurs de gauche contemporains jusqu’à son décès en 2020. J’ai notamment suivi de près son travail sur la dette (un sujet qui m’intéressait il y a quelques années), sans lire son ouvrage toutefois mais sur la base de pas mal d’articles et de vidéos qui résumaient le sujet, et c’était diablement intéressant.
J’attendais donc beaucoup de cet ouvrage posthume, coécrit avec un autre anthropologue, David Wengrow, qui en assure le complément et la publication. Dans mon esprit, ça devait être à la fois la réponse au Sapiens d’Harari (décevant sur plein d’aspects) et la somme définitive, à la fois lucide et engagée, sur les origines politiques et sociales de l’humanité. Sur ce plan là je ne me suis pas planté : c’est totalement ça. Le principal écueil de Sapiens est gommé : nous avons ici une proposition scientifiquement solide, étayée par des kilotonnes de sources et de références, et qui se garde de sombrer dans la téléologie. Les premiers chapitres se passent bien : les deux auteurs s’emploient à faire dépasser à leur discipline l’antinomie dogmatique Rousseau/Hobbes. Soit, à ma gauche, Rousseau et sa vision naïve d’humains naturellement bons mais pervertis par la société. Et à ma droite, Hobbes, qui considérait les individus comme autant d’ennemis spontanés, infoutus de coopérer sans violence légale pour les empêcher de se mettre sur la gueule. Ce qui frappe en réalité, c’est l’immense diversité des organisations sociales chez les peuples dits « primitifs », aussi bien préhistoriques que contemporains.
Il y a plein de considérations intéressantes et on apprend des trucs. Par exemple, à propos de l’influence qu’ont pu exercer des penseurs amérindiens sur les intellectuels d’Europe occidentale. Mais je vais vous la faire courte : pour mon malheur, Graeber & Wengrow ne prennent soin de sortir des sempiternels dogmatismes de la discipline que… pour tomber la tête la première dans un autre. Je le sentais venir par petites touches subtiles, une réflexion par-ci, une tournure de phrase par-là, et puis survient la fatidique page 263, que j’ai pris soin de corner pour vous en restituer la substance.
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