Dans ce futur proche, les États-Unis gardent sous contrôle total l'immigration depuis le Mexique. Devant la confiscation de ses ressources en eau par les grands groupes de Wall Street, la main d'œuvre mexicaine travaille pour l'Amérique à travers des réseaux informatiques et des connexions neurales tout en restant dans son propre pays qui ressemble de plus en plus à un vaste bidonville. Là vont se croiser Memo le pirate des ondes, Luz l'écrivain qui vend ses souvenirs, et Rudy le soldat en proie au doute...
Si on s'accorde à dire que les récits dénonciateurs des excès d'une époque comptent parmi ceux qui présentent le meilleur potentiel, alors Sleep Dealer mérite toute votre attention. Car ce qu'Alex Rivera dénonce ici avant tout, et avec un talent certain à défaut d'une longue expérience, c'est cette forme tout à fait pernicieuse de néo-colonialisme dont se rendent coupables les États-Unis vis-à-vis de ce pays voisin avec lequel ses rapports de toujours traduisent une certaine tension. Toute la différence tient dans ce que l'Amérique de ce futur-là reste la plus grande puissance économique mondiale alors que le Mexique s'enfonce toujours plus dans la tiers-mondialisation – ou un quelconque autre syndrome de cet ordre...
Et comme ce fut toujours le cas, cette exploitation se base sur une manipulation permanente de l'opinion, ici d'autant plus facilitée par les moyens modernes de communication – c'est-à-dire de propagande. Ainsi, les contestataires mexicains se voient-ils présentés au public américain comme de dangereux terroristes qui menacent l'ordre social des États-Unis, un peu comme ce fut le cas il y a quelques années à peine à propos des afghans et des irakiens quand ils se virent affublés du costume des intégristes fanatiques et kamikazes. De sorte que la population du pays « riche » qui profite de la main-d'œuvre de la nation « pauvre » accepte-t-elle somme toute de bonne grâce une forme d'exploitation aux assez nets relents d'esclavagisme.
Mais une exploitation qui ne dit pas son nom, car tout ici résulte des sacro-saintes et ultra-libertaires lois du marché. L'astuce ne date pas d'hier : on contrôle d'autant mieux que ce qu'on prône la liberté, tout en feignant d'oublier que pouvoir reste synonyme de capitaux ; et dans ce cas précis, c'est l'éternelle défaite du pot de terre contre le pot de fer. Pour cette raison, Sleep Dealer en vient assez vite à dépasser la problématique des rapports commerciaux entre États-Unis et Mexique seulement pour représenter au final la situation de tous les pays du Tiers-Monde sous la coupe de n'importe quelle nation du Nord – soit un discours pour le moins difficile à ignorer de nos jours tant il nous concerne, au moins indirectement...
Mais c'est aussi un récit très humain, où l'accent est mis sur les protagonistes et leurs rapports entre eux, sur leurs vies aux interactions d'autant plus complexes que la dématérialisation des communications les rend floues. Sous bien des aspects d'ailleurs, Sleep Dealer nous présente aussi les prémisses d'un nouvel ordre social où les technologies de pointe se sont immiscées dans la chair pour en devenir une partie intégrante, indissociable ; si on aurait aimé en voir plus, on se réjouit que le réalisateur ait su éviter l'écueil toujours regrettable des effets spéciaux faciles et de l'action gratuite pour au lieu de ça mieux se centrer sur ce qui fait le sel véritable de tous récits : les personnages et leurs doutes.
Pour toutes ces raisons, vous gagnerez beaucoup à vous pencher sur ce film : en dépit de certaines erreurs de jeunesse, mais tout aussi assurément ponctuelles, d'un réalisateur au talent indéniable, Sleep Dealer s'affirme comme une nouvelle preuve que le cinéma de science-fiction peut lui aussi aborder des problèmes de société d'envergure planétaire.
Récompenses :
- Berlinale : Prix Amnesty International
- Sundance : Prix de la fondation Alfred P.Sloan & Prix du scénario Waldo Salt
- Neuchâtel : Prix H.R. Giger du Meilleur Film international