« Quoi, tu veux pas payer ?
Quoi, vous en voulez pas de mon film ?
Ça marche pas ? Ça se vend pas ?
J’fais du non-jeu moi ? バカやろう !*
Vous croyez que je vais faire le clown et balancer des blagues salaces jusqu’à la fin de ma vie, et que je vais faire des films avec ça ?
バカやろう !! »
Dénigré par Delon en personne(s), accueilli avec tiédeur par les festivals et les critiques ne sachant pas sur quel pied danser, Sonatine —dont le titre est en soi un angle de lecture— est le quatrième film de Kitano, qui délaisse Beat, chatte et couille pour démontrer que le cinéma n’appartient pas qu’aux cinéastes.
« Bande de cons vous croyez que je vais vous parler réalisation ? Mais j’y comprends que dalle moi, ça m’emmerde les films, j’aime pas ça.
Alors votre grammaire du cinéma…
Tiens je vais faire ce que je veux, je vais peindre des tableaux avec une caméra, バカやろう ! »
J’ai découvert Kitano avec Sonatine un soir d’été 1997, j’avais 17 ans. De ma fenêtre, le rose orangé du ciel se diluait dans le gris du bitume. J’avais envie de partir, j’avais envie de vivre ailleurs, sous d’autres cieux, changer d’air ; comme n’importe quel adolescent.
Je trainais sur Arte, c’était déjà à l’époque le moins onéreux des tour-operators.
« Quoi, c’est pas à moi de t’montrer, t’as qu’à r’garder, j’vais pas faire la grimace pour te faire comprendre que mon yakuza il en a gros sur la patate. Tu vois pas justement qu’il a pas besoin d’exprimer l’évidence ?
T’as qu’à r’garder, j’te dis !
La lassitude, l’ennui, le mal de vivre ; un peu comme ton cinéma de gaijin (qui pue**).
Ouais, ma guerre des gangs, moi, j’te la ponds on the bitch.
Sur la plage, sur la vie, la vague à l’âme quoi. Parce que la mer c’est primordial, c’est inévitable, c’est perpétuel, un miroir, un point de départ, un point de réflexion, un point final. Tu comprendras peut être à force de regarder mes non-films, バカやろう !
Sinon, toi qui es cinéphile, tu connais Fukasaku ? Guerre des gangs à Okinawa ça te dis que’qu’chose ?»
La ritournelle d’un piano, d’un style ayant imprégné mes tympans depuis l’enfance, un grain de pellicule, une image rêche, une photographie crue, une langue étrangère dont la familiarité faisait écho à mon désir de toujours de rejoindre ce pays aux coutumes exotiques et cérémonieuses ; le plus révérencieux des irrévérencieux des cailloux.
Je partais sur Arte Air Line, j’avais 17 ans, ma mère était pas au courant, j’avais pas de passeport.
« Tu sais pas t’amuser ou quoi ? T’as besoin de plein de dialogues de p’tit malin et de gesticulations maniérées pour rigoler ? Faut des répliques qui tuent ? Tu m’prends pour Tarantino ou quoi, バカやろう !?
R’garde, deux bouts de papier, deux potos en chemise et on fait tout trembler jusqu’à ce que ça dégringole. Après on fait pareil mais en vrai sur le sable ; ah qu’est ce qu’on s’marre ! On dirait des mômes ! Des combats de sumo en papier comme pour de vrai ! Ça fait combien de temps que tu t’es pas marré comme ça toi, バカやろう ?
Tu crois que c’est compliqué les émotions complexes ? T’es con ou quoi ?
Le ras le bol de vivre ? R’garde la tronche que j’tire, t’as besoin d’un mode d’emploi ?
Le grotesque de l’existence ? R’garde c’qu’on fait moi et mes potes j’te dis, on a pas l’air con à gesticuler dans c’te vie vaine et surfaite ?
L’envie de tout oublier et de régresser comme on recule pour mieux sauter ? Ça t’a jamais traversé l’esprit hein ?
L’amour stérile avec un papillon impatient ? La colère ? Le désespoir ?
Faut que je te montre tout et que je te tienne par la main ? Tu veux faire le non-spectateur バカやろう !? »
J’avais l’impression d’être face à l’évidence brute. Habitué à cet âge aux productions occidentales, aux canons américains, me voilà devant une sensibilité orientale, un ton désarmant. C’était nouveau, pour une fois un film n’était pas venu me chercher. Mais j’avais trouvé un film adulte parlant de l’existence avec une passion adolescente, dans un langage cru et violent, d’une cruelle simplicité enfantine, magnifié par une musique dépouillée et immédiatement entêtante, tour à tour lumineuse et nocturne.
« Bon c’est quoi qu’t’as pas compris ? J’vais t’expliquer si tu veux.
Quoi ? Pourquoi je fais de longs plans fixes ?
Tu t’fouts de moi ?
C’est pour que tu prennes le temps de regarder, バカやろう ! »
Et depuis j’ai toujours hésité à revoir Sonatine, j’avais peur d’avoir idéalisé ce premier rendez vous avec Kitano. Entre temps j’ai vu la quasi totalité de sa filmographie, et revu plusieurs fois la majorité des films la composant.
Je le revois. Et l’évidence est toujours là : ce qu’on lit sur les visages, ces happenings et cette absurdité latente, la violence hors champs qui frappe plus que l’explicite, cette fatigue existentielle quasi autobiographique qui a tout d’un présage, ces tableaux fugaces, cette innocence volée, ce drame inévitable.
Cette musique.
« Evidemment que je sais pas en faire des films, tu m’prends pour qui ? Kurosawa ? Tu crois que je me prends au sérieux ? J’suis un comique moi !
Au fait, tu sais ce que c’est une sonatine, abruti ? »
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* je traduis par un poli "abruti"
** voir ma critique sur World Appartment Horror : http://www.senscritique.com/film/World_Apartment_Horror/critique/5508095