Sur le fond je ne vous apprends rien en dévoilant que ce film traite de la paranoïa. Celle d'une jeune mariée (jouée par Joan Fontaine) qui épouse un homme séduisant (Cary Grant) autant sur un coup de tête que sur un coup de cœur, et se met progressivement à douter de son mari dès la fin de leur lune de miel. En effet son époux semble être un tantinet moins prévoyant que ne le laissait penser le bon sens, et un chouïa plus menteur que ne le veulent les règles élémentaires du mariage. Mais il est si gentil, si prévoyant, et on est si bien entre ses bras...
Évidemment on a affaire à un Hitchcock, alors la forme prend des tournures élégantes pour épouser ce thème de la paranoïa. Je ne vous gâche pas le plaisir en soulignant seulement les petits classiques hitchcockiens : le sentiment oppressant de doute et de crainte symbolisé par des ombres formant une cage sur le mur derrière l'héroïne, les variations sur le thème musical du couple, de la version originale sur laquelle ils ont dansé en tombant amoureux à la version angoissante, ralentie et presque transformée en marche funèbre lorsque les soupçons sont à l'acmé, l'utilisation de l'ombre-cinéma ou du contre-champ pour cacher le visage de celui sur lequel on s'arrache les yeux pour surprendre un indice de sa culpabilité ou de son innocente...
Une histoire de paranoïa donc, brillamment retranscrite. Honnêtement, j'ai douté tout le long du film ; et pas seulement parce que je reconnais être volontiers bon public avec Hitchcock : aussi parce qu'il joue avec son spectateur, lui laissant des indices supportant tantôt l'innocence du mari et son amour pour sa femme, tantôt sa culpabilité et son talent de manipulateur. Il incite le spectateur à participer pleinement à l'intrigue, à se faire dès sa première apparition une opinion sur l'homme, dont finalement on ne sait rien. A ce propos, un gros coup de cœur pour Cary Grant, qui passe en un coup d’œil de sympathique blagueur, à séducteur redoutable, puis à inquiétante ombre au regard glaçant. Charmée et effrayée je dois admettre qu'à la place de Joan Fontaine je n'aurais pas fait la maligne sur le tournage.
Enfin un dernier mot pour remarquer que, l'air de rien, Hitchcock traite là le thème de l'histoire d'amour d'une façon à la fois cynique et pitoyable que j'ai trouvé fascinante. Ainsi on a le cas classique de la gentille jeune naïve qui n'a jamais été courtisée et tombe comme une fleur dans les bras (griffus ?) du premier venu au sourire ravageur et qui sait mettre la distance nécessaire pour qu'elle soit accro assez vite. Et surtout sa véritable addiction une fois le mariage déclaré, addiction de la femme qui doute lorsque son époux est ailleurs, et qui saute sur les moindres indices d'honnêteté et de bonté dès qu'il est à ses côtés. Parce qu'il est plus facile de ne pas voir le visage qui provoque le doute en enfouissant le sien dans sa poitrine, que d'affronter directement son regard (honnête ou si habile menteur ?). Une vision misogyne de la femme, qui se laisse facilement mener par les sentiments et les mots gentils de l'homme ? Quand on connaît un peu le travail d'Hitchcock je ne pense pas qu'on puisse s'arrêter à ce reproche un peu facile.
Si vous voulez vous laisser porter par un film intelligent et ne manquant pas d'humour, par des acteurs parfaits et élégants, par un scénario prenant bien que souffrant peut-être d'une fin rapide, et surtout par une mise en scène complice et subtile, alors n'hésitez plus et profitez.