Soupçons est le second film américain d'Alfred Hitchcock, réalisé juste après le triomphe de Rebecca à Hollywood (Oscar 1940 du meilleur film) et toujours avec Joan Fontaine, mais cette fois-ci sans Laurence Olivier (l'acteur était pourtant le premier d'Alfred Hitchcock pour le rôle). C'est Cary Grant qui endosse donc le rôle principal et l'alter ego d'Alfred Hitchcock, pour la première collaboration entre l'acteur et le réalisateur, mais certainement pas la dernière (Les Enchainés, La main aux collets et La mort aux trousses suivront après).
Nous sommes dans un train et la jeune aristocrate un peu rigide (et très frigide) Lina McLaidlaw (aka Joan Fontaine) fait "par hasard ?" la rencontre du séducteur impénitent et amuseur mondain Johnny Aysgarth (aka Cary Grant). Elle tombe tout de suite amoureuse et ils se marièrent ... et n'eurent pas beaucoup d'enfants, n'allons pas si vite. Car très vite après le mariage, les mensonges s'accumulent tout comme les dettes de Johnny et le rêve idyllique se transforme en véritable cauchemar pour Lina. Elle le soupçonne alors de l’avoir épousée pour sa fortune, au point de redouter que son mari veuille se débarrasser d’elle pour récupérer la fortune en question.
Le scénario pris tel quel n'a rien de très original, une romance ultra classique entre une bourgeoise de bonne famille et un bourgeois bohème, mais la mise en scène d'Alfred Hitchcock et surtout sa direction d'acteurs (l'une des grandes forces du maitre du suspense) transforme une histoire banale, en véritable film d'angoisse haletant. C'est en filmant les visages et les petits gestes les plus anodins, que le maitre du suspense traduit les pensées des personnages et instaure le doute. Le film déborde de séquences mémorables et d'idées de mise en scènes remarquables. C'est vraiment un film de "metteur en scène" qui privilégie la forme sur le fond, en résulte un plaisir de cinéphile inégalable.
Sous la direction d'Alfred Hitchcock, Joan Fontaine brille de mile feux, ce qui lui valu pour l'occasion l'Oscar de la meilleure actrice principale. Elle possède un visage si expressif et un réel talent pour le drame. Elle est capable de tout interpréter, passant en un clin d'œil de la "vieille fille" fragile et pleurnicharde, à la femme belle et majestueuse sur son cheval. Quant à Cary Grant, il déploie tout son charme dévastateur et son charisme habituel ici au service du cinéma d'Alfred Hitchcock. Jusque là plus habitué aux comédies, dont il reste des stigmates dans son jeu sur ce film, peu à peu il se transforme sous la direction du maitre du suspense pour laisser percevoir un visage bien plus sombre et inquiétant.
Dans un sens, on pourra déplorer que le dénouement final annule à ce point la montée en tension du film. Ce twist scénaristique peut paraître grossier au premier abord voir carrément risible, comme un happy-end préfabriqué ... ce qu'il est vraiment.
Criblé par les dettes de jeu et accablé par ses mensonges, Johnny ne voit pas d'autres échappatoires que le suicide. Il n'avait donc pas des idées de meurtres, mais plutôt des idées suicidaires.
Contraint de conclure son film par un happy-end, Alfred Hitchcock a dû renoncer à la fin initiale qui était très différente, bien plus sombre et plus en adéquation avec le ton du film.
Hitchcock confie à Peter Bogdanovitch la fin qu’il souhaitait tourner : "Joan Fontaine écrit une lettre à sa mère, indiquant qu’elle aime son mari mais aussi qu’elle a l’impression qu’il est un assassin. Elle ne souhaite plus vivre avec lui et est prête à mourir de ses mains à lui. Mais elle pense en même temps que la société doit être protégée contre lui. Il arrive avec le fatal verre de lait et lui donne. Avant de boire, elle lui dit : « Peux-tu poster cette lettre que j’ai écrite à ma mère ? » Elle boit le lait et meurt. On voit ensuite Cary Grant de bonne humeur et sifflotant aller jusqu’à la boîte aux lettres et poster la lettre !"