Si ce film n'était qu'une affaire de forme, il n'aurait pas beaucoup plus d'intérêt qu'à un niveau technique. Soulignons que le scénario est signé Evgueni Evtouchenko, un des principaux poètes russe de la seconde moitié du XXème siècle. Certes, il s'agit d'une œuvre de commande, de propagande, qui n'est pas toujours des plus subtiles (mais combien avons-nous vus d'œuvres de propagande américaines dans notre enfance sans nous en être rendus compte ?), toutefois, pour en comprendre la substance, nous sommes bien obligés de prendre au sérieux son propos.
Ici 4 séquences composent le film: passée une séquence d'introduction qui oppose la nature sauvage de l'île et la simplicité de ses occupants (paysans dans la misère) au faste dans lequel vivent les américains qui s'y rendent comme dans un gigantesque bordel, une première séquence s'ouvre autour d'une jeune prostituée (la fille qui détourne le regard sur l'affiche) qui n'assume pas son métier devant son petit ami vendeur de fruits et qui sera de plus en plus révoltée contre son aliénation alors qu'elle se fait acheter pour une nuit par une bande d'américains cyniques. Mais sa révolte restera muette, passive, faite de regards mélancoliques et de recherche de transe durant une danse endiablée (celle où on entend la chanson "Loco Amor" qui donne le titre à cette critique). Seconde séquence autour d'un paysan dont les plantations de canne à sucre sont vendues du jour au lendemain à des américains sans qu'il n'ait aucun mot à dire (car visiblement ses terres ne lui appartenaient pas). Le travail de toute une vie envolé (ce que la mise en scène nous souligne avec force flash-backs). L'homme préfère brûler sa plantation que de la livrer à ceux qui l'en dépossèdent. Troisième séquence autour d'un jeune étudiant qui n'ose pas passer à l'acte et assassiner un chef de police véreux (car il le surprend avec ses enfants au moment où il voulait l'abattre), chef de police qui lui, n'aura par contre aucun scrupule à tuer de sang froid plusieurs des camarades de l'étudiant, avant de l'assassiner à son tour. Quatrième et dernière séquence, un paysan se retrouve pris sous le feu des bombardements que subit la Sierra, une région montagneuse dans laquelle ce sont réfugiés les révolutionnaires castristes qui s'apprêtent à prendre le pouvoir. Ayant perdu sa maison dans les bombardements et craignant pour le sort de sa famille il choisit de rejoindre la résistance.
Quatre séquence donc fortement symboliques qui tentent de dessiner un tableau représentatif de l'exploitation capitaliste à Cuba et de la politisation progressive de ses habitants. Ces séquences ne sont pas exemptes de lourdeurs (l'étudiant qui ramasse une colombe tuée et la lève fièrement devant la police,...) mais ont quand même pour qualité de montrer une fresque assez objective de ce que peut produire un pouvoir dictatorial corrompu et une occupation coloniale: prostitution des femmes qui sont dans la misère, expropriation des paysans au profit de multinationales étrangères, assassinats d'étudiants qui s'opposent au pouvoir, paysans qui rejoignent la lutte parce que leur habitat se trouve menacé par des bombardements (phénomène typique des victimes collatérales qui rejoignent les insurgés parce qu'elles sentent leur survie menacée alors qu'elles n'avaient pas forcément envie de s'engager au départ, qui s'est vu durant la guerre du Vietnam et qui a encore conduit récemment de très nombreux afghans à rejoindre les islamistes contre les Etats-Unis). Quiconque rejetterait la véracité de ce tableau aurait peu de connaissance en géopolitique, et en particulier sur le phénomène de la colonisation (ou de la néo-colonisation). De plus, nous voyons que cette fresque est organisée suivant une gradation allant de la résistance la plus passive (la mélancolie) à la plus active (la lutte armée), ce qui donne au propos un aspect inéluctable, chaque séquence semblant être comme la conséquence de la précédente.
Mais quelque soit la véracité du propos, ce n'est pas une vérité qui fait un bon film. Et cet aspect trop démonstratif n'est pas sans lourdeur (il est même clairement le point faible du film). On sent l'œuvre programmatique, et à l'inverse on sent que Kalatozov aimerait sans-doute plus s'attarder dans la séquence du bar, ou avec les jeunes enfants du paysan qui s'amusent après le travail, ou encore on sent qu'il a envie de s'attarder sur l'angoisse de l'étudiant qui ne sait pas s'il doit passer à l'acte ou non, et semble moins inspiré par la dernière séquence avec le paysan (la moins intéressante à mon avis, car la moins incarnée), mais qu'à chaque fois il est obligé d'appliquer son programme et d'aller fastidieusement au bout de sa bien scolaire démonstration. En d'autres termes, Kalatozov aimerait nous parler d'êtres humains et c'est ça qui fait la sève de son film - car malgré tout, entre quelques séquences un peu trop balourdes, il arrive à le faire. Déjà soulignons un point que nous n'avions jusque là pas fait: le titre "Soy Cuba", "Je suis Cuba" fait référence à la voix-off qui incarne l'île et qui intervient régulièrement dans le récit. Sursaut patriotique maladroit de l'âme de l'île ? Surtout fort aspect lyrique qui détone avec le côté scolaire de la démonstration. On sent que ce qui intéresse le cinéaste ici c'est de représenter avec les constants mouvements de sa caméra cette âme justement, ce souffle vital qui passe d'individu en individu. On peut trouver cet aspect encore un peu lourd, mais il n'a rien à voir pour le coup avec une démonstration typiquement socialiste (où l'artiste est supposé montrer le caractère inéluctable - mécanique - du soulèvement par un jeu dialectique entre les différents protagonistes) et s'inscrit dans une vision beaucoup plus vitaliste de la lutte (qui serait comme la manifestation d'une vie jusque là réprimée). Cet aspect constitue donc déjà en lui-même une forme "d'humanisation", il humanise l'île, la subjectivise comme une entité individuelle en soi, une sensibilité qui va à l'encontre de l'aspect trop académique que peut engendrer un discours de propagande. Mais, qui plus est, ce qui fait la plus grande force de ce souffle vital c'est qu'il se conjugue avec une sensibilité pour les êtres humains pris dans leur singularité, une recherche du portait, un vrai goût pour les détails, avec une myriade de petites séquences qui sont d'une extrême justesse: le chanteur du bar de la première séquence qui chante à en vomir ses tripes son "Loco amor" (pour qui ? sans-doute pour cette île, pour son peuple) ce qui peut être déjà vu comme un acte de résistance, la foule d'enfants et de miséreux auxquels doit faire face l'américain désarçonné après s'être payé une nuit avec la belle Maria-Betty - lequel américain qui lui-même ne semblait pas le pire du lot (on le voit dans la première séquence, las de la vulgarité de ses amis, refuser de prendre de l'alcool et d'acheter une prostituée avant qu'il ne se laisse convaincre devant l'ingénuité de la belle Maria - Kalatozov semblant nous dire que quelque soit la supposée "moralité" du colon, celui-ci sera toujours rattrapé par son déterminisme, ce qui se confirme dans la séquence finale de cette partie où il se retrouve face à la foule d'enfants dans le bidonville: il se croyait sans-doute plus pur en demandant à voir dans quelle condition vit Maria qu'en l'amenant à l'hôtel, mais il se retrouve face à une réalité qui le déconcerte et face à laquelle il ne ressent que de l'effroi). Portrait aussi des enfants du paysan de la deuxième séquence, souriants, pleins de joie de vivre, qui dansent et chantent en buvant du coca, et mangent du sucre directement dans les cannes après une dure journée de labeur (avec un très beau travelling qui suit la jeune fille dans sa danse), et qui ne semblent pas se douter une minute du désarroi de leur père, lequel est lui-même présenté avec une grande sensibilité, avec de nombreux flash-backs qui lui donnent chair et nous permettent de comprendre pourquoi cette plantation est l'œuvre de sa vie. Sensibilité enfin pour l'étudiant, pour lequel Kalatozov esquisse une histoire d'amour avec une jeune femme qu'il sauve d'une troupe d'américains prêts à la violer dans une ruelle, et qui surtout passe par mille et un états d'âme (dans une séquence d'angoisse digne de Taxi Driver) avant de finalement se refuser à assassiner le commissaire de police.
En dehors de sa virtuosité technique, retenons donc de ce film l'aspect sous-jacent à son propos principal (peut-être un peu trop lourdement symbolique et programmatique): la richesse de ses portraits humains, qui nous rappelle que la révolte contre l'exploitation commence toujours dans un vécu, s'inscrit dans une subjectivité qui est la condition même d'un devenir collectif.