Stalingrad, ou le cœur absolu de la Seconde guerre mondiale.
Évidemment tous les connaisseurs de l'histoire savent quelle importance le front Est et cette bataille en particulier, à l'hiver 1942-1943, a eue dans la victoire des Alliés contre le IIIe Reich ; mais le grand public "occidental" (employons ce mot à défaut de mieux) a souvent les yeux plus focalisés sur les exploits anglo-américains en Europe de l'Ouest (avec en point d'orgue le Débarquement de Normandie) et méconnaît le rôle majeur qu'a joué l'Armée rouge pour vaincre la Wehrmacht. Pourtant, et bien que réécrire l'histoire soit un exercice tout à fait factice et hasardeux, qui sait où en serait l'Europe aujourd'hui si les soldats de l'Union Soviétique n'avaient pas tenu bon, dans la rigueur de l'hiver russe, en dépit de leur terrifiante infériorité qualitative. Pas d'armes, peu ou pas entraînés, sans chefs dignes de ce nom (depuis que les procès de Moscou avaient purgé l'Armée Rouge de ses officiers de valeur, "ennemis du peuple" réactionnaires ou trotskistes), condamnés à choisir entre les balles ennemies et les balles amies... La grande guerre patriotique a été le fondement d'une certaine mythologie dans l'imaginaire soviétique après la capitulation allemande, mais que de sacrifices les humbles de la Mère Patrie ont-ils dû consentir pour devenir des héros anonymes !
Le film de Jean-Jacques Annaud aborde cette bataille avec le ton le plus juste qui puisse être et c'est là sa plus grande qualité. Les premières scènes sont absolument édifiantes : on y voit une nuée d'hommes plus ou moins perdus, ne sachant pas véritablement pourquoi ils se retrouvent en uniformes, entassés dans des wagons et des barges, sans armes, qui vont devoir se battre pour défendre leur pays, forcés par l'implacable sévérité de leurs supérieurs hiérarchiques, qui abattent froidement les rares "traîtres" ou "lâches" qui fuient les balles ennemies pour essayer de sauver leur peau. Ils forment, ces inconnus apeurés et sans expérience de soldat, la chair à canon symbolique pour donner l'illusion que la lutte patriotique peut vaincre la puissante et organisée armée allemande. La distribution d'un fusil pour deux à tous ces fantassins du kolkhoze, et de quatre ou cinq pauvres munitions au malheureux qui devra attendre de pouvoir dépouiller de son fusil l'un de ses compagnons d'infortune tombés au combat, est un symbole effrayant. Et ils vont se faire décimer par les mitrailleuses allemandes... Ces scènes-là sont à mes yeux parmi les plus brillantes que le cinéma du genre ait jamais portées à l'écran.
Après cette introduction sans noms, la suite du film se focalise sur quelques personnages : Vassili Zaïtsev, le tireur d'élite devenant un héros pour la propagande soviétique et un symbole d'espoir pour des soldats désespérés ; l'officier politique Danilov, qui met en mots ses exploits ; Tania, dont les parents juifs ont été sordidement exécutés par les Allemands ; Sacha, le petit garçon fasciné par Vassili ; le major König, tireur d'élite allemand chargé de tuer Vassili. Pas un moment, le film ne perd en intérêt, et il continue de dépeindre, sans idéologie, sans sensiblerie, sans moralisation, la dureté de la guerre, la tension des affrontements entre snipers, la précarité des existences, mais aussi les rares moments d'humanité, d'amour et d'espoir... Il illustre aussi les tourments de l'âme et les erreurs de l'idéologie (en témoigne l'éloquent monologue de Danilov), l'accablement des hommes face au jeu de forces qui les dépassent et dans lesquelles ils ne sont que des pions, et pourtant leur lutte contre cette fatalité.
"Stalingrad" de Jean-Jacques Annaud est, je le confirme, mon film de guerre préféré à l'heure où j'écris cette critique, et a toute sa place dans mon top20 tous genres confondus. Tous les plans sont parfaits, aucun n'est inutile. L'ambiance sonore est parfaite. La musique magistrale de James Horner sous-tend à merveille l'atmosphère de ce film passionnant, émouvant, beau, dur, crispant, intelligent. Les interprètes sont impeccables, de Jude Law à Bob Hoskins (surprenant Khrouchtchev !) en passant par Joseph Fiennes, Rachel Weisz et bien sûr Ed Harris.
S'il a quelques défauts (en particulier, certains pointeront la romance un peu attendue et phagocytant par moments la trame), je ferme les yeux, car ce film est un immense coup de cœur pour moi, qui a sa part d'irrationnel, certes, mais dont je veux croire qu'il est en grande partie justifié par la qualité intrinsèque de l’œuvre.