C’est dans une conclusion pleine de douceur et de joie sereine que ce conte merveilleux s’était refermé, sur le coin d’un feu, légèrement à l’écart d’une fête qui improvisait son rythme enjoué sur le fer de casques ennemis, là-haut dans les cimes d’une forêt millénaire, et sous le regard bienveillant des anciens. Il n’y avait plus rien à ajouter. Le geste était clos, l’harmonie retrouvée dans les astres. Luke Skywalker s’éloignait des festivités comme pour mesurer le parcours accompli, et sa sœur Leia – probablement sous l’impulsion de Han qui observait inquiet son ami leur tourner mélancoliquement le dos – venait l’enjoindre à partager les réjouissantes festivités, comme l’amorce d’un bonheur pérenne, d’une fratrie plus soudée que jamais, que rien dans l’Univers n’aurait désormais pu troubler. La photo était prise, l’enchantement figée dans l’éternité, avant que l’iris ne se referme sur les lettres bleues du générique final. Ainsi se terminait Le Retour du Jedi, ainsi se terminait cette fabuleuse saga.
Et voilà que 32 ans plus tard, le geste est réenclenché. Cet appendice avait de quoi effrayer (et m’effrayer) : cette tentative de s’annexer à une œuvre fermée, de rouvrir une boucle quasi-parfaite, prenait le risque de n’être qu’un greffon nécrosé sur le corps marbré d’un mythe que chaque amoureux a eu le temps d’embaumer dans la configuration intime de sa propre sensibilité à la saga.
Lucas le sait mieux que personne. Lorsqu’il s’est attelé à la mise à jour et au « retravail » des fondations de son propre édifice (en une prélogie que je trouve aussi passionnante et formidable qu’imparfaite et maladroite par endroit), quel courroux n’allait-il pas réveiller en arpentant ces décombres ! Ici, le danger était presque plus grand, dans cette entreprise qui ne s’attaquait plus aux fondations du mythe, mais se destinait à en réanimer le cœur apaisé, à réincarner les icônes statufiées de son trio de héros fabuleux qui avaient fait vibrer tant d’imaginaires depuis 3 décennies.
Au « ils vécurent heureux pour toujours » qui concluait l’ultime épisode, Le Réveil de la Force y répond par une contradiction douloureuse, comme pour anticiper sa propre potentialité déceptive : le Mal a regermé dans ses propres cendres, les ombres triangulaires se dessinent toujours sur les astres comme des clochers funestes, nos héros d’antan se sont dispersés bien loin de l’avenir radieux qui leur semblait tout tracé. Le bonheur n’aura pas duré bien longtemps. Ce filtre, mélancolique d’avantage que nostalgique selon moi, dans lequel baigne le film m’a énormément touché : car au-delà du discours méta qui semble s’établir sur son propre rapport à la saga, il y a quelque chose du deuil de l’enfance, de l’échec de grandir, des rêves abîmés et des aspirations déçues que le film semble inscrire à la marge de son premier degré. La planète sur laquelle s’ouvre le film - Jakku - est à ce titre absolument représentative de ce poignant désenchantement, comme un vaste cimetière où les songes s’échouent, s’érodent et s’empoussièrent. Il suffit de voir cette nouvelle héroïne, parcourant les ruines de vaisseaux de guerre comme autant de jouets abandonnés dans cet immense bac à sable qu’est Jakku. La direction artistique est au diapason du spleen ambiant : la belle photographie se dépare de tout chatoiement, les rimes visuelles avec la trilogie originelle abondent dans les effets d’inversion et de négatif désabusé, le décorum est resserré au minimum pour prendre une dimension plus étriqué et intime, loin de l’ample émerveillement qu’on pouvait atteindre (et attendre) dans cette vaste galaxie si lointaine. Ainsi, de la soudaine aridité de la vie sur Jakku au regard peiné et perdu de Luke, le film infuse de manière surprenante (et inédite dans la saga) une morosité bien plus prégnante que l’humour pourtant très présent tout le long. En nous faisant arpenter les ruines d’un monde autrefois moiré, il émane du métrage une forme de recueillement.
Ce prisme légèrement dépressif doit sans doute beaucoup à Abrams, qui s’approprie ici cette matière colossale pour la ramener vers son œuvre à lui qui, déjà, baignait régulièrement dans une espèce de tristesse diffuse marquée par la perte et l’abandon (pour Hunt, Spock, le couple de jeunes héros de Super 8). Et Abrams, par son amour pour la saga autant qu’à travers sa compréhension de ses fondements et de sa structure, trace ici intelligemment le début d’une troisième parallèle, faisant passer son récit par des points précis qui sont autant de scènes de la saga translatées que d'empreintes campbelliennes refoulées ici avec sa propre pointure, comme pour révéler un cheminement circulaire, la résurgence cyclique du Mal, la récurrence des conflits dans l’Histoire et les générations, ajoutant au tragique de cette malédiction qui plus que jamais semble affliger la famille des Promeneurs de Ciel. Comme le refrain d’un chant cosmique dont c’est ici le troisième mouvement, qui s’initie dans un mode plus mineur, après les variations martiales et enjouées de la trilogie et les chœurs opératiques de la prélogie. La fabuleuse musique de Williams est d’ailleurs au diapason, car si elle s’inscrit dans l’évolution stylistique de la prélogie et qu’elle ménage des plages pour que résonnent les grands thèmes d’antan, elle se montre aussi plus discrète et délicate.
Le Réveil de la Force ne se plombe pas lui-même pour autant en adoptant une posture si prostrée face au mythe qu'il succède : Abrams encore, peintre sensible de personnages immédiatement attachants (Super 8 est exemplaire dans le domaine), compose une réjouissante troupe de nouveaux venus apportant une fraîcheur salvatrice et enjouée, avec le concours d’excellents acteurs. Poe Dameron, cool et impétueux, qu’Oscar Isaac incarne avec une décontraction chevaleresque. BB8, craquante boule d’inventivité visuelle roulant d’un gag à un autre, véritable moteur déroulant ingénieusement le récit et les liens entre les protagonistes. Finn, authentique avatar du spectateur qui s’incarne ici en déserteur au grand cœur, drôle et touchant dans cet attachement spontané et protecteur qu’il porte immédiatement à l’héroïne – et comme on le comprend - avec une maladresse vraiment amusante. Et Rey donc, véritable cœur palpitant du métrage : fougueuse et intrépide, piquante et radieuse, auquel Daisy Ridley apporte sa candeur énergique et sa sensibilité généreuse – en quelques minutes d’expositions finement construites (et qu’on aurait aimé voir durer des heures), elle s’impose sans mal comme l’une des figures les plus attendrissantes et réussies de la saga. Autre réussite, et non des moindres : Kylo Ren, Hamlet ténébreux et torturé en guise de nouvel Némésis. Abrams et Driver prennent le risque audacieux de flétrir l’aura classieuse et malveillante du personnage instaurée dans le premier tiers du film en le démasquant pour rendre progressivement compte des fragilités qui se cachent derrière son casque fascinant. Suivant par là avec malice la logique inverse du développement d’Anakin dans la Revanche des Sith.
C’est d’ailleurs passionnant de mettre en perspective ce nouveau film dans le geste entier de la saga, destinée désormais à comporter 9 chapitres. L’Empire contre-attaque en devient ainsi le parfait (dans tous les sens du terme) épicentre, et par le jeu d’une symétrie centrale passionnante, cet épisode 7 deviendrait l’image inversée de l’épisode 3. Pour preuve, l’épisode 3 s’ouvrait sur une bataille spatiale, dont l’importance se révélait rapidement secondaire par rapport au sauvetage du Chancelier qui motivait toute l’action pour aboutir à un combat de sabre à 3 lors duquel l’un des Chevaliers se retrouve vite à terre. L’épisode 7, lui, s’achève sur un canevas étrangement similaire : une bataille spatiale, reléguée au second plan par rapport au sauvetage de Rey, et couronné par un affrontement à 3 lors duquel Finn se retrouve rapidement KO. Et les échos se multiplient, jusque dans l’ingénieuse partition de Williams : l’ordre 66/la destruction de la république par la base Starkiller, les chœurs sinistres qui résonnent dans l’opéra lorsque Palpatine entame sa corruptrice séduction/la chorale lugubre qui accompagne les apparitions de l’étrange Snoke. Même la musique qui accompagne la navette semblable à un rapace menaçant emportant le corps mutilé de Dark Vador est étrangement jumelle de celle qui illustre l'arrivée de ce vautour stellaire par lequel Kylo Ren est introduit, ...
Parlant de Dark Side, Abrams tient visiblement à ré-insuffler une certaine forme d’humanité au sein même du camp des méchants. Aux grotesques larves couardes des corporations marchandes, vêtues comme des camerlingues étranges, avec leur armée mécanisée ; aux fantassins fabriqués en série pour la guerre des clones ; à l’uniformité froide et déshumanisée de l’Empire commandée par ces Amiraux toujours flegmatiques face au danger, Le Réveil de la Force nous dévoile un Premier Ordre moins abstrait : les visages des officiers sont tous identifiables, on y lit de l’émotion, de la peur, de la haine (le discours exalté de Hux), du doute, on voit des traces de sang sur les armures blanches autrefois immaculées des stormtroopers, de la rancœur (rancor ? ^^ ) s’exprimer face aux soldats renégats... bref une profondeur plus actuelle, une lecture plus moderne et propice (je l’espère) à de nombreux développements à venir.
Puis, il y a les anciens, qu’Abrams manipule avec la précaution du grand admirateur. Même s’il s’y montre parfois maladroit (dans les premiers échanges entre Leia et Han par exemple, d’une banalité presque surprenante), Abrams fait surtout preuve d’une grande délicatesse et d’une pudeur émouvante dans la réintroduction de ces icônes vieillissantes. Harrison Ford applique ici régulièrement la sourdine qui manquait parfois à son jeu un peu outré dans Indy IV et nous révèle subtilement tout au long du film un Han Solo à la fois plus sage et plus vulnérable, au travers de détails savamment distillés, comme son appréhension mêlée d’impatience quand le vaisseau de Leia se pose, ou son regard régulièrement embué à l’évocation de son fils perdu. Quand bien même son personnage semblait paresseusement réapparaitre dans ses oripeaux de baroudeur cynique qui l’ont rendu si célèbre (à l’occasion de la séquence de loin la plus faible de l’épisode), niant toute l’évolution parcourue dans le triptyque, Abrams au contraire négocie ensuite intelligemment le retour du personnage en dévoilant petit à petit l’effet qu’ont eu sur lui le temps et les malheurs survenus. Que dire de Luke, roi Arthur dont on attend – personnages comme spectateurs - ardemment le retour et qui réapparait enfin perdu sur son Avalon ? Mark Hamill relève l’exploit malgré les contraintes du scénario : en quelques secondes muettes, il se montre plus charismatique que jamais, avec l’intensité de tout un panel d’émotions dans le regard, il est juste parfait. Retour un peu moins flamboyant pour Leia, que j’ai néanmoins adoré retrouver, mais auquel le récit n’accorde finalement que peu d’espace émotionnel, notamment dans les réactions peut-être un peu timides, voire austères, que la mise en scène lui attribue face aux évènements pourtant graves qui surviennent dans le film (le sort réservé à Han - qui rappelle la réaction de Yoda face à l'ordre 66 : encore une passerelle entre les deux films ! - et à la République). C’est certes dans la nature même du personnage, volontairement peu expansif et toujours dans le contrôle des sentiments (cf. sa réaction face au génocide de son peuple dans le tout premier épisode), ce qui rendait d’ailleurs ses larmes si précieuses, et les quelques saillies d’émotions si bouleversantes dans la trilo. J'ai eu l'impression qu’Abrams était moins à l’aise avec la piquante Princesse devenue Générale et s’est montré finalement frileux quant au niveau d’intensité sur lequel placer son curseur émotionnel. Impression à confirmer au revisionnage.
A ce propos, c'est peut-être à l'endroit de ce curseur qu’il y aurait rupture, ou disons plutôt affirmation d’une sensibilité propre qui tranche légèrement avec les épisodes précédents, et qui, bien que déroutante de prime abord, se révèle finalement bienvenue. Lucas a cette nature profondément introvertie qui imprégnait le niveau émotionnel des précédents films, avec cette façon de jouer de manière feutrée toute la gamme des sentiments, à travers les silences et les regards plutôt que par les mots ou les embrassades, et que je trouvais complètement désarmante : quand Han et Luke se fâchaient pour cacher pudiquement une amitié naissante avant l’attaque de l’Etoile Noire, Luke encore qui ne savait pas comment dire au revoir à son ami avant de se rendre finalement compte d’un simple échange de regard qu’il n’en a pas besoin, alors qu’ils sont sur Hoth à la veille de se séparer pour ne se retrouver que l’épisode suivant, … Des exemples comme ceux-ci, il y en a à foison dans les épisodes précédents, témoignant de cet équilibre délicat, cette retenue noble et touchante, ce positionnement parfait du curseur affectif, propre à la nature de son auteur, qui d’ailleurs avait plus de mal à rester toujours aussi juste lorsqu’il devait retranscrire les passions (l’artificialité qui transparait parfois des ardeurs ténébreuses et amoureuses d’Anakin dans l’épisode II). Abrams lui, est plus spielbergien, plus extraverti dans son rapport à l’émotion dans ses films. C’est flagrant ici, l’emphase est beaucoup plus prononcée chez les petits nouveaux : ça se câline, ça se témoigne ouvertement son amitié, ça s’émeut à grosses larmes et sans retenue, faisant prendre au film une forme de sensibilité plus vive et qui s’apparente d’avantage – et certains l’ont déjà souligné – à cette affectivité pétillante et naïve à l’œuvre dans l’animation japonaise, notamment chez Miyazaki. Une belle manière aussi d’affirmer l’identité d’une nouvelle génération de héros, plus actuelle dans ses transports émotionnels, face à la sobriété des anciens.
L’affection que porte Abrams pour cet univers se retourne d’ailleurs parfois contre lui. Dans la façon dont il charge émotionnellement l’introduction d’objets totémiques (le Faucon, le sabre, …), ce qui m’a régulièrement sorti du film tant ça me semble hors de propos dans ma façon de concevoir la saga. Le Faucon, malgré l’énorme plaisir de le revoir atomiser du chasseur Tie, n’avait jamais été iconisé avec autant de pompes dans les précédents épisodes, comme aucun autre objet d’ailleurs. Bien sûr que Han Solo y tenait, mais son appréhension de ne plus jamais le revoir dans Le Retour du Jedi est plus à voir comme une façon pudique d’exprimer sa peur de perdre son ami Lando. Idem, dans l’enthousiasme hystérique en mode « Wouhou » qui gagne Poe et Finn, me les faisant voir semblables à des fanboys parachutés dans leur film préféré, comme le petit Danny Madigan dans Last Action Hero, plutôt qu’aux personnages vraisemblables et touchants qu’ils étaient la minute d’avant et qu’ils redeviennent la minutes d’après. Dans la frilosité visuelle de certains éléments pourtant prometteurs, comme la base Starkiller : une planète rongée par la technologie avait pourtant de quoi offrir des perspectives vertigineuses, dommage qu’elle ne ressemble au final qu’au labyrinthe de corridors métalliques tout droit sortis d’Un Nouvel Espoir.
En dépit de ces quelques écueils, Abrams se sert de son expertise de passionné pour délivrer de très belles idées de mise en scène. C’est le cri strident des chasseurs que l’on reconnait en même temps que Finn alors qu’ils ne sont pas dans le cadre, c’est ce sabre qui sert de relais entre les générations et les trilogies, c’est la récurrence de ces mains tendues vers l’autre pour la confiance qu’on offre, ou pour l’esprit que l’on veut torturer ou sonder, c’est l’absence du copilote dans le cockpit du Faucon qui devient problématique, donnant a posteriori toute l’importance de ce bon vieux Chewie dans la trilogie originelle, ce sont ces lames de feu bleues et rouges qui s’affrontent dans les neiges et dans le regard des jeunes chevaliers, c’est ce soleil qui meurt quand s’éteint un vieil héros,…
Abrams nous livre ici un épisode admirablement conduit, au récit rythmé en diable, certes non dénué de multiples défauts, mais dont le filigrane doucement rembruni associé à son ingénuité revigorante ont achevé de me le rendre touchant.