« De toutes les raisons de mon scepticisme devant cette habitude moderne de tenir les yeux fixés sur l'avenir, il n'est pas de plus forte que celle-ci : tous les hommes qui, dans l'histoire, ont eu une action réelle sur l'avenir avaient les yeux fixés sur le passé. C'est ainsi que l'homme doit toujours - pour quelle étrange raison ? - planter son verger dans un cimetière. L'homme ne peut trouver la vie que chez les morts ».
Je compte sérieusement encadrer cette citation de Chesterton sur chacun de mes meubles, chacune de mes portes et chacune de mes fenêtres pour me bâtir ma propre cage de Faraday spirituelle. Je pourrais ainsi respirer, à l'abri de cet esprit du temps étouffant qui nous enjoint constamment de nous débarrasser du passé, comme si c'était forcément un poids, pour nous auto-satisfaire dans notre pseudo-immanence décérébrée.
On l'aura compris, le "message" anti-tradition virulent de l'épisode VIII me fatiguait déjà avant même que les sbires du rongeur milliardaire ne commencent à écrire le script. Bien sûr, je ne suis pas hostile à l'innovation, mais dans certaines limites, or, nous sommes ici face à un film particulièrement ingrat qui méprise purement et simplement la mythologie si riche à laquelle il doit sa propre existence. Il est d'ailleurs à l'extrême limite de briser le quatrième mur (désamorçage systématique de l'immersion dramatique "grâce" à l'humour, moqueries de Snoke envers Kylo tirées tout droit des forums internet, etc.)
Surtout, penser que Yoda puisse conseiller à Luke, non pas seulement d'abandonner mais bien de brûler les "livres jedis" pour éradiquer une tradition multi-millénaire (dont il était lui-même le dépositaire) me donne actuellement sueur froide sur sueur froide (on pourra toujours dire qu'il "savait" que Rey les avait déjà emportés, le discours reste infâme). Cette hérésie qui affirme l'inutilité totale du passé, si elle a enfin révélé franchement son visage purulent dans le VIII, était en fait déjà en germe dans les deux opus précédents.
Le péril jeune
L'épisode VII et Rogue One étaient tout entiers gorgés d'un jeunisme excessif, sidérant de bêtise, associé à une espèce d'existentialisme très mal digéré, affirmant que tout est possible dans n'importe quelles conditions. Le message de fond était "la transmission n'a aucune valeur, seule la volonté compte, d'ailleurs, le sang, la sueur et les années passées à maîtriser un art c'est complètement surfait et has-been.
"Ah la force existe vraiment alors ? s'exclame Rey dans le VII, ben je vais essayer tiens" et effectivement elle y parvient. Sans aucun entraînement (à quoi servait donc ce truc disgracieux qu'on appelait autrefois le temple jedi ?) elle maîtrise tout ce qu'il y a à maîtriser, et notamment la subtile manipulation mentale, dont personne ne lui a révélé l'existence. Cela rappelle d'ailleurs un autre grand succès de Disney, Zootopie, où l'on apprenait qu'un lapin pouvait tout à fait surpasser physiquement un tigre pour peu qu'il le désirât de manière suffisamment appuyée (scène de la formation des recrues).
Je ne sais pas s'ils en ont conscience chez Disney, mais ils vont faire des déçus chez nos chères têtes blondes, quand celles-ci vont se rendre compte que la volonté ne peut pas tout et qu'il ne suffit pas de plisser très fort les yeux pour guérir le cancer ou sortir les astres de leurs orbites.
Même problème dans le cas de Rogue One, puisque j'ai été intégralement et irrémédiablement sorti du film au bout de 30 minutes, lorsque l'on apprend que l'héroïne était, à l'âge canonique de seize ans, le "meilleur soldat" de la Rébellion. Je veux dire, pourquoi pas, mais il faudrait admettre une bonne fois pour toutes que cet univers est infiniment plus puéril que celui d'Harry Potter par exemple qui, malgré que ses héros soient jeunes, demeure crédible et laisse une importance majeure à l'expérience, la formation, la transmission, etc.
Imaginer qu'un adolescent de seize ans puisse être à touts points de vue un "meilleur soldat" que des vétérans endurcis, eh bien je n'y parviens étrangement pas, comme je ne parviens pas à prendre au sérieux le film qui me propose un tel postulat (c'est un peu pareil avec Rey qui répare instantanément le Faucon Millenium alors que Han Solo, bien qu'ayant piloté cette tripe des décennies durant, ne comprend rien à rien).
Le processus de bazardage des Anciens est maintenant parachevé dans cet épisode VIII où, on l'a dit, Yoda, l'incarnation même de la Tradition, se mue en thuriféraire de l'Autodafé. Je ne suis pas particulièrement fan de Star Wars mais là on peut vraiment parler de trahison, non seulement de l'esprit de la saga mais même des plus élémentaires règles du bon sens et de la culture humaine. Qu'on se détache des anciens personnages, pas de problème, mais nier leur héritage et affirmer que le passé, l'expérience et la transmission n'ont aucune valeur car seule compte la volonté, c'est débile, et ça sent l'huile.
La plus parfaite incarnation du cinéma-doudou : même la Mort cède le pas au fan-service
Alors attention ! Je suis en total désaccord avec le message mais on pourrait à la limite saluer l'audace d'une telle rupture de paradigme. Le problème, c'est que celle-ci n'est qu'une pétition de principe hypocrite que contredit le film lui-même. En effet, l'inénarrable Ryan Johnson sauve sa pseudo-œuvre du naufrage exclusivement grâce aux attaches émotionnelles que nous avons avec les anciennes trilogies (Luke, Leïa, Yoda, notons que c'était déjà le cas pour le VII avec Han Solo). Normal, car qui pourrait se sentir concerné par le sort des onomatopées ectoplasmiques que sont Rey, Finn et Poe (Kylo, plus torturé, tire son épingle du jeu).
Je suis vraiment très curieux de voir ce que donneront les nouveaux Star Wars quand ils ne pourront plus compter que sur eux-mêmes, une fois la mythologie et les anciens personnages complètement évacués, je pense que ce sera un carnage total et que personne n'en aura plus rien à foutre. Enfin, en vérité, je pense que ce jour n'arrivera pas, car Disney se débrouillera toujours pour agrémenter ses bouses d'une dose maximale de fan-service : ce film marque justement un degré jamais atteint dans le registre dudit fan-service, ainsi que du cinéma-doudou.
En effet, là où l'hypocrisie demeure la plus totale, la plus franchement grotesque, c'est que cet épisode "de rupture", supposément adulte et sombre, inaugure l'une des facilités nostalgiques les plus ignobles et anti-dramatiques qui soient : des "spectres de force" terriblement premier degré, et en plus capables d'agir physiquement sur le monde qui les entoure.
Si on savait qu'une part des jedis pouvait survivre à leur mort (on a déjà vu les fantômes d'Obi-Wan, Yoda et Anakin notamment) et qu'il était possible de converser eux dans une certaine mesure, on n'avait jamais vu une mise en scène aussi triviale, aussi monumentalement nulle du dialogue avec ces fantômes. Avant cela, on pouvait imaginer un échange subtil (voire intérieur), sur des sujets hautement spirituels, etc. L'important c'est qu'il restait du mystère, que la Mort gardait son aura énigmatique et constituait toujours une rupture, qui changeait fondamentalement notre rapport aux personnages. Ca, c'était avant.
Désormais nous "savons" que les jedis, à leur mort, se débarrassent juste de leur enveloppe corporelle pour demeurer exactement les mêmes que s'ils étaient toujours dedans. C'est ainsi que Yoda cabotine comme un sagouin sans avoir visiblement connu aucune évolution depuis son passage de l'autre côté du grand miroir. Pire encore, abominable même, le spectre de Yoda peut agir sur le monde physique (il lance des éclairs), bref, il n'y a plus aucune limite.
Vous avez été ému par la mort de Luke ? Je vous conseille de ne pas trop vous en faire, dès l'épisode IX on le verra cracher du feu sur les troupes du Premier Ordre avant de s'en aller boire la pinte de la victoire avec Rey et Finn. Rien n'aura changé, à ceci près qu'il sera bleu comme un schtroumpf. Autant dire que la portée réelle de la disparition des personnages, dont ce film se gargarise de n'être pas avare, en devient quasiment nulle et non avenue.
Je crois que je n'ai jamais vu une telle négation de l'idée même de la Mort (en tant que Disparition ou au moins Transformation par la réincarnation, la seconde naissance, etc.) au cinéma. Nous voilà devant la mise au placard de l'un des mystères les plus fondateurs de l'existence humaine, tout ça pour avoir le privilège de bénéficier d'un humour bidon et de deus ex machina dégueulasses. Il est d'ailleurs hautement vraisemblable qu'un univers qui se débarrasse ainsi des fodements mêmes du drame, de l'émerveillement et de la peur aura à l'avenir énormément de mal à fasciner le spectateur.
Un condensé de mauvais cinéma
Pour parler un peu plus de l'objet cinématographique, on ne peut que constater, cela a déjà été dit par beaucoup, que Star Wars a désormais officiellement adopté le format de la série télé. Aucun film ne se suffisant plus à lui-même pour satisfaire au modèle économique de la franchise, tous reposeront dorénavant sur une temporalité frénétique et ultra terre-à-terre pour ne proposer, en guise de conclusions, que des cliffhangers atrocement putassiers. Autant dire qu'on en salive d'avance...
Malgré son autonomie inexistante, l'épisode VIII réussit quand même l'exploit (un de plus) de constituer le crachat le plus visqueux jamais lancé au visage de l'univers Star Wars, en souillant intégralement sa cohérence interne. De tout un ensemble de scène surréalistes, on retiendra surtout le skype mystique (ne pas rire) entre les deux avortons de la force que sont Rey et Kylo. Quel dommage qu'Obi-Wan n'ait pas eu vent de cette option forcique, il aurait eu moins de problèmes à informer et convaincre les Jedi de l'existence de l'armée de clones (et plus largement des plans de Palpatine) dans la prélogie.
Gamin ingrat et caractériel, Johnson ne pense qu'à lui-même et son petit film perso : il moque les pistes ébauchées par Abrams dans le VII (bon, on pourra toujours nous sortir un rebondissement pour nous dire que Kylo a menti sur les parents de Rey et que Snoke n'est pas vraiment mort) et, pour sa part, ne jette les fondations de rien.
L'épisode VIII, surchargé de micro-twists épileptiques, finit exactement là où s'achevait le VII au niveau des enjeux globaux (le Premier Ordre poursuit la Résistance, Kylo s'oppose à Rey, etc.).
Alors certes, c'est amusant de prendre à contre-pied les canons narratifs classiques (on fait mourir le grand méchant au milieu du récit, on continue seulement avec un antagoniste mi-figue mi-raisin pleurnicheur, il n'y a pas de background autour de nos héros boutonneux, tout est désacralisé par la rigolade, etc.). Seulement, on se rend vite compte que ces canons existent pour une bonne raison et que, sans eux, il est bien difficile d'entretenir le moindre semblant de souffle épique.
C'est exactement comme si un pâtissier vous faisait goûter un gâteau atrocement mauvais en vous révélant d'un air supérieur "Tu t'y attendais pas hein ??? J'ai mis du plâtre à la place de la farine". 10/10 pour l'oeuvre de désacralisation conceptuelle de l'essence même du concept de gâteau, chapeau, il n'empêche que c'est dégueulasse et que, passé la branlette intellectuelle, il n'y aura pas de seconde bouchée.
Enfin, au passage, le traitement de Luke est immonde, il n'a pas mûri, il a régressé. Ayant failli tuer un enfant parce qu'il avait peur du côté obscur (lui qui a affronté Sidious et ramené Vador à la lumière...) il abandonne ses amis et la galaxie pour se terrer sur une île, en contradiction totale avec celui qu'il était devenu à l'issue de son parcours initiatique, dans la première trilogie.
On saluera encore ici le mépris des réalisateurs/scénaristes face à la vieillesse (c'est Rey qui explique la vie à Luke après tout) et également la solitude. Alors que la vie solitaire est considérée par à peu près toutes les traditions et cultures comme l'exercice spirituel ultime, celui qui enrichit et assagit (c'est d'ailleurs généralement un ermite qui forme le jeune héros dans le monomythe identifié par Campbell) on comprend vite que le grand Johnson, lui, ne la trouve pas assez cool à son goût puisque Luke est devenu infantile, pleutre et boudeur à trop végéter sur son caillou. Eh oui, s'il avait choisi de rester sur Coruscant pour s'amuser dans des night-clubs, sans doute aurait-il pu alors profiter de la vie et s'épanouir véritablement, on n'en doute pas.
Bref...
Star Wars était devenu mythique pour ses histoires relativement intemporelles, pour sa capacité à nous dépayser, à nous faire oublier notre propre monde. S'il y avait déjà eu de sérieuses turbulences, l'épisode VIII est tellement gangréné par l'air du temps, tant dans son pseudo-message que dans sa structure (je ne ferai aucun commentaire sur l'humour omniprésent, je m'y refuse) qu'il parvient juste à se faire le miroir des aspects les plus médiocres du cinéma-poubelle actuel, lequel se jette aussi vite qu'il se consomme.
D'autres Star Wars ont été atroces avant cet épisode, mais son message vain, hypocrite et prétentieux me le rend tout spécialement antipathique. Ceci d'autant plus que le film réussit l'exploit de combiner en même temps les pires travers du jeunisme ingrat et de la nostalgie vaine puisque, d'un côté, il crache sur la mythologie à laquelle il doit tout et, de l'autre, tombe dans les pires travers du fan-service, en agitant ses petits hochets sous le nez de son public (le camarade Yoda).
Triomphe total de la forme sur le fond, surplace scénaristique, arrière-goût de mauvaise sitcom : un triomphe absolu. J'espère juste que le IX parviendra à faire pire (il faudra qu'il se donne du mal) pour que cette postlogie infâme entre définitivement dans la légende du cinéma stercoraire .