Attention, ici on divulgâche.
Malgré des intentions louables et un ensemble de qualités réelles, 1917 apparaît en définitive comme un exercice d’une artificialité rare, qu’on ne pourra apprécier qu’en faisant preuve d’une certaine indulgence.
Indulgence d’abord pour des enjeux très éthérés. On le rappelle, le pitch de base c’est : « transmettez ce message, ou 1600 de nos hommes vont mourir ». A l’instar de l’Oncle Joe qui rappelait que la mort d’un homme est une tragédie mais celle d’un million d’hommes une statistique, j’ai peur de ne pas être absolument fasciné par le sort de 1600 soldats dans une guerre qui en a tué des millions. Je parle bien sûr ici d’un point de vue strictement narratif et cinématographique, je plains tous les pauvres gars qui sont vraiment morts dans cette guerre particulièrement sale, mais dans le cadre d’un film, 1600, 16 000 ou 16 000 000 de soldats dépourvus de toute chair à l’écran ne sont pas pour moi un enjeu suffisant. Puisqu'on parle beaucoup de mise en scène, remarquons qu'elle n'a rien à nous proposer à ce niveau là.
Les scénaristes en sont d’ailleurs conscients, puisqu’ils nous rajoutent un petit plus : « 1600 hommes, dont votre frère ! ». Bon je ne me suis même pas encore fait au personnage que je suis déjà supposé m’inquiéter pour son frère inconnu, soit. Problème, le personnage meurt environ à la moitié du film, et les enjeux s’effondrent donc sur eux-mêmes. En effet, ma statistique (1600 hommes) m’importait déjà peu, mais en plus maintenant que le personnage « principal » est mort, je suis toujours supposé être inquiet que son frère meure à son tour ? Le sort de ce concept fantomatique (le frère) ne m’importait que par son lien affectif avec mon point d’ancrage (le personnage principal), maintenant que ce dernier a disparu, je m’en fous franchement. Le seul enjeu à la limite, c’est que l’autre personnage principal survive, ce n’est déjà plus beaucoup tant on en sait peu sur lui.
On pourra souligner le contraste abyssal avec Tu ne Tueras point, par exemple : dans ce dernier film, on sait à peu près tout de la vie et de la psyché du personnage principal, donc l’impact des scènes de guerre est démultiplié. On connaît la signification véritable de ses actions, comment elles s’inscrivent dans ses convictions, on a envie qu’il survive pour retrouver sa chère et tendre, ainsi qu’éviter le chagrin de son père brisé, vétéran et alcoolique. Enfin, lorsqu’il lui faut aller secourir ses camarades, avec qui il a interagi tout le film, on est à fond.
Quant au pauvre rouquin qui tient seul le flambeau dans la deuxième moitié de 1917, ses pérégrinations narrativement impotentes sont encore plus ridiculisées par l’apparition d’autres soldats anglais. La mission que l’on suit perd instantanément tout son caractère et son sens (on croyait que nos héros menaient une pénétration exceptionnelle dans les lignes ennemies, et que seule leur furtivité expliquait leur succès, ben non : une compagnie entière a pris la route en camion pour arriver au même point).
Ces autres Anglais ne manquent d’ailleurs pas de contribuer eux-aussi à trivialiser les enjeux du film (« Ah, tu dois sauver 1600 gars, bon ben courage hein, allez salut »). Lorsqu’ils se séparent gentiment du personnage principal, on a quand même un peu de mal à se dire que celui-ci est impliqué dans une affaire de vie ou de mort pour l’armée britannique (même s’il est vrai qu’on peut voir là une saillie intéressante sur la solitude et la compartimentation face à la guerre).
Enfin, le pire du pire au niveau rupture d’immersion : les rapports aux soldats allemands. En fait, je n’ai pas bien compris si les personnages principaux (sergent et caporal, donc ayant supposément une certaine bouteille) étaient conscients de faire la guerre ou s’ils croyaient jouer à chat. Admettons l’erreur déjà peu plausible pour le pilote, mais après cette mortelle mésaventure, quand le rouquin s’infiltre dans la ville de nuit et, en prenant par surprise un autre Teuton, lui POSE LA MAIN SUR LA BOUCHE pour lui dire en substance « Eh dis, tu parles pas hein » là je ne peux plus, c’est juste trop. Bien sûr l’autre gueule, faut le tuer, enfin bref.
Inintéressant narrativement, le film n'a aucun thème particulier à approfondir non plus, aucun point de vue particulièrement intéressant sur la Grande Guerre, quant à sa réalisation... Celle-ci ne fait qu'accentuer son aspect vain et artificiel, et la fausse bonne idée du plan séquence unique n'a aucun intérêt pour plusieurs raisons.
D’abord parce que c’est un pur artifice qui ne permet d’obtenir aucun « souffle » particulier au moment du tournage. D’après ce que j’ai lu, les plans font en réalité 9 minutes maximum, et tout a ensuite été harmonisé à l’aide de transitions numériques : il n’y a donc absolument pas d’expérience créative spécifique à un tournage en prises de très longue durée (ce que l’on pouvait envisager pour La corde, et autres films vraiment tournés en interminables plans).
Cet artifice pourrait tout de même valoir le coup s’il enrichissait l’expérience de visionnage, mais il la saborde complètement.
En effet, si les plans séquences sont marquants et bienvenus dans certaines scènes (la tranchée grouillante, le no man’s land angoissant, la triste agonie et l’assaut épique notamment), ils sont tout à fait inutiles et pénibles dans d’autres (mention spéciale au trajet en camion, qui m’a rappelé mes embouteillages de vacances, et à la chute dans les rapides de montagne picards, incroyablement plate). De fait, au mépris d’un usage avisé du contraste, les moments forts sont noyés dans l’uniformité de la mise en scène, qui aurait gagné à prendre un peu plus de liberté pour mieux souligner, par ricochet, ses longs moments de bravoure.
Enfin, la mise en scène souligne finalement trop peu à mon goût l’horreur de cette guerre et, à part quelques rares moments (entrée dans le no man’s land et sortie de la rivière), le tout est un peu trop lisse. Qu'on ne me dise pas que ce film "montre l'horreur de la guerre comme jamais", c'est un film de guerre sur 14-18, forcément qu'on va voir des cadavres dans des tranchées, c'est le plus strict minimum des minimums, mais je n'ai ressenti aucun vertige, aucune force particulière à ce niveau.
Bref, une expérience à tenter, mais qui rappelle un peu trop une séance de parc d’attraction au mauvais sens du terme, pour causes de faiblesses narratives et d’une mise en scène qui, si elle a permis de réussir un bon coup marketing, ne justifie pas vraiment sa radicalité de façade.