Si on devait séparer le cinéma à gros budget d'aujourd'hui en catégories, ce serait assez simple puisqu'il semble que seuls trois types de films ont été largement distribués sur nos grands écrans : les films de super héros (allant de Disney à DC), la résurrection de vieilles franchises et le biopic ou l'histoire inspirée de faits réels. Face à ces producteurs frileux qui rejettent compulsivement la nouveauté sauf lorsqu'il s'agit d'adaptation de romans adolescents, le cinéma se sclérose lentement, surtout après cette année 2015 qui n'avait somme toute que très peu de coups d'éclats. Le genre du biopic, la grande mode du moment, est assez représentatif de ce gros problème d’asepsie. L'année dernière, il y eût Imitation Game qui loin d'être médiocre n'avait rien d'innovant, Une merveilleuse histoire de temps soupe niaise et banale, ou American Sniper aussi bien réalisé que son idéologie était douteuse ; incapables de reproduire les grands moments des années précédentes, Le loup de Wall-Street ou Dallas Buyers Club. On s'enlise dans une obsession ennuyeuse du biopic, d'Hollywood jusqu'en France (Yves Saint-Laurent), et face à cette production à la chaîne, il faut souligner en rouge et en gras lorsque l'un arrive à particulièrement ressortir. Et c'est le cas de Steve Jobs de Danny Boyle.


Pourtant il y avait de quoi s'inquiéter face à ce réalisateur aussi bilatéral que Ridley Scott, oscillant entre de grands films (Trainspotting en tête) et des produits commerciaux, impersonnels ne construisant leur réussite que sur de la poudre aux yeux (Slumdog Millionaire). Mais de l'autre côté il y a Aaron Sorkin, un scénariste brillant (auteur de The Social Network) et un casting plutôt tentant avec un Michael Fassbender qu'on sait transcendant et transformiste. Et finalement ce cocktail délicat puisqu'on a un aliment qui change souvent de goûts, se révèle positivement étonnant.


Steve Jobs est un film assez innovant, surtout au sein de son genre, qui se construit sur une structure en trois actes entrecoupés de JT d'entracte. L’œuvre est bâtie sur la répétition à trois reprises du même schéma distillant malgré tout un crescendo subtil. Il s'agit de montrer l'évolution du protagoniste à travers trois produits, trois lancements, trois étapes capitales de sa carrière. L’ascension se trouve démontrée sur plusieurs critères parfois assez inventifs et discrets et d'autres fois plus évidents : il y a ce changement de grains sur la photographie entres les périodes, les transformations physiques de Fassbender s'approchant doucement de la figure que l'on connaît (et des autres protagonistes bien entendu mais c'est la sienne qui reste la plus symbolique), et son caractère et ses relations sociales. La structure est donc gérée avec brio surpassant la contrainte des seuls trois courts moments par plusieurs instants de flash-back en montage alterné, insufflant au film le rythme vif qui le rend plus exaltant. Les détails scénaristiques et verbeux, couplés aux trouvailles photographiques et scéniques érigent un véritable biopic, nous présentant les évolutions psychologiques, physiques et relationnelles d'un homme qui a priori fascine, sans tomber dans la banalité à présent ennuyeuse de l’œuvre linéaire aux ambitions de « fresque de vie ». C'est original et extrêmement pertinent puisque comment mieux représenter monsieur Apple qu'en le figurant dans ces grands moments de marketing ?


C'est idéologiquement que Steve Jobs s'avère le plus intéressant. Certes il ne cache pas le caractère petit con prétentieux du monsieur mais cela n'est pas particulièrement audacieux face à la mode de l'orgueilleux qu'on aime détester. Là où les créateurs frappent juste c'est dans l'appréhension de la marque Apple en elle-même. Ils montrent, à travers les grandes salles de spectacles remplis de fans presque hystériques, l'engouement excessif que provoquent et Steve Jobs et sa marque. Le film décrypte les techniques d'addictions mises en place par ce maître du jeu qui est un génie, sûrement, mais de la vente et de la dictature. Ici Apple est assumé comme une marque qui veut faire dépenser, qui veut créer un univers sectaire, qui vend du moins bien plus cher, assumant d'être moins performante pour devenir iconique. Plus qu'un film sur Steve Jobs, c'est un film sur Apple qui n'est qu'une image et rien d'autre tel son PDG manipulateur et acteur. Quel dommage que tout ceci soit presque entièrement détruit par les cinq dernières minutes qui adoucissent ce personnage haïssable pour le faire devenir finalement humain. Elles ne massacrent pas à elles-seules l'entreprise de transparence de l’œuvre mais gâche cette jolie audace dans une drôle d'happy-end sur fond de musique pop. Peut-être ce final est-il la démonstration de la vénération insensée de beaucoup envers Steve Jobs mais j'ai bien peur que cela manque de recul pour être aussi profond.


Néanmoins, Steve Jobs est une grande réussite, dans la forme et dans le fond qui rompt avec les codes lassant du biopic. C'est une œuvre réflexive autant sur le genre que sur son sujet qu'elle traite avec cran et intelligence.

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