Le vrai point commun de tous les scénarios d'Aaron Sorkin ne se situe pas forcément là où on le croit. Dans chacune de ses œuvres emblématiques, il n'est en effet nul besoin de s'intéresser à l'univers choisi comme théâtre du récit pour pleinement apprécier la qualité d'écriture du bonhomme, tout autant que le film ou la série qu'elle sert. Facebook, le baseball, la politique intérieure ou étrangère des Etats-Unis, une chaîne d'infos en continu, vous pouvez tout détester sans distinction et pourtant goûter à pleine bouche les productions du scénariste. Dans ces conditions, des remarques telles que "je ne verrai pas ce film, de toutes façons j'ai jamais aimé les iPhones", comme j'ai pu le lire par ici, s'avèrent aussi pertinentes que ne le serait un "je ne veux pas voir le parrain, j'aime pas les pâtes".
Biopic épique et colère grave
Car de qualités, le film de Boyle (qui a visiblement rejoint Ritchie dans "l'opprobre de bon ton" au sein de l'élite SensCritiquienne) ne manque pas. Difficile, par exemple, de trouver un biopic si peu conventionnel (trois instants, dans une vie) et si éloigné d'une hagiographie béate. Malgré les raccourcis et les facilités, au travers du babil incessant de ses protagonistes, émerge du propos une idée, d'une justesse toute Sorkinienne: le destin singulier du cofondateur de la firme à la pomme se noue entre grandeur et mesquinerie, à coups de certitudes géniales et de plantages homériques, dans un zigzag intuitif caractériel, et dont les lignes de force ne semblent évidentes qu'une fois le destin échu et connu. En vrac, la force paradoxale d'un système fermé et fini, l'intuition des appétits consuméristes à venir, un certain génie du design et, plus que tout, une obsession ergonomiste qui a entraîné la quasi intégralité de l'industrie numérique de ces 40 dernières années dans le sillage des réussites et des erreurs de la marque.
Et soudain, Steve manque à l’Apple
Si je déteste écrire ce qui va suivre, j'y suis pourtant contraint: la force et l'originalité du film sont aussi ses faiblesses. L'interprétation au cordeau de Fassbender, Winslet, Rogen, Daniels, Stuhlbarg (et les autres) ne parvient à masquer l'artificialité du processus narratif. L'intensité sous forme de rouleau compresseur piloté par un Keanu Reeves tout droit échappé de Speed empêche la respiration, et asphyxie peu à peu le spectateur sous son déluge de (bons) mots. On a très vite envie de demander à Steve Jobs, sorte de connard enchaîné sous pression, d'essayer de traiter ses problèmes filiaux en dehors des préparations de Keynote, ou arrêter de régler ses comptes professionnels juste avant de rentrer sur scène.
Aux commandes du train fou, le réalisateur anglais, qui est quand même responsable de très beaux films comme… qui est réalisateur méritant, notamment pour…, bon, disons, qui dirige des films parfois correctement, s'en sort ici avec les honneurs, par une série de vignettes, de touches de couleurs, de lignes de fuites qui aèrent agréablement ce qui aurait pu n'être autre chose que du théâtre filmé.
Et c'est bien là le paradoxe: manque de Boyle, Danny. Tu t'es essayé au portrait, alors qu'en surprenant impressionniste, et loin d'être une pipe, t'as presque taillé un sensuel tableau, Jobs.