Deux contre un : Sorkin à l’écriture, Fassbender à l’interprétation, permettent de contrer Danny Boyle aux commandes, cinéaste qu’il semble assez salutaire de ne plus suivre depuis, disons, vingt ans.
Soyons d’ailleurs de bonne foi pour le coup : les défauts du film ne sont lui sont pas vraiment imputables, tant il est ici en posture d’exécutant : qu’on lui retire le scénario et le montage, et il lui reste des travellings, quelques plans séquences en poursuite dans les coulisses de complexes de plus en plus rutilant, rien de plus, et on lui saura gré de ne pas s’être laissé aller à ses poisseuses habitudes sur ce nouveau projet qui ne lui appartient pas pleinement.
Les comédiens eux-mêmes s’en tirent avec les honneurs qu’ils méritent, ce qui a toujours été le cas avec Sorkin, dès The West Wing et dans le projet assez similaire de The Social Network qui plombe clairement de son ombre ce nouvel opus. Diction, finesse de la répartie, c’est dans la précision que Fassbender, Kate Winslet et même Seth Rogen se distinguent, plutôt que dans les excès généralement de mise pour ce genre de biopic.
C’est d’ailleurs une entreprise plutôt courageuse que d’avoir opté pour une telle structure : Steve Jobs ne se présente pas sous les atours de l’hagiographie d’un mythe américain, mais d’une expérience presque formaliste, fondée sur les répétition et échos d’une représentation très théâtrale. Trois temps, 1984, 1988 et 1998, quelques minutes avant la Keynote stratégique, qui conduira vers deux fours puis la gloire. La première séquence qui rappelle furieusement la longueur volontairement démesurée de l’ouverture du Glamorama de Bret Easton Ellis donne le ton : tout se jouera dans des points apparemment annexes, et les convergences, au fil des interventions et des répliques, permettront d’embrasser la personnalité complexe de Jobs. Retour, donc, sur une quinzaine d’années, de la fille non reconnue, du père de substitution, du frère renié et de l’assistante en épouse fidèle. Un propos formellement exigeant sur un fond au pathos plus ou moins feutré : on trouvera donc ici une certaine parenté avec le Birdman d'Inárritu.
On ne s’étalera pas sur les lourdeurs psychanalytiques qui sous-tendent le propos général, entre le fils mal adopté qui devient père démissionnaire et égotiste redoutable au service d’un marketing de génie. Disons simplement que cette deuxième proposition n’intéresse pas vraiment Sorkin, et que les pauvres réflexions sur l’informatique sont du saupoudrage qui tente de faire oublier à quel point on passe à côté du véritable sujet, à savoir comment Apple est parvenu à créer du très cher, très fermé et a conquis les masses avec ce concept qui s’est tout d’abord pris les pieds dans le tapis. N’est pas Fincher qui veut : à trop reproduire la même formule que pour The Social Network, Sorkin accuse de sérieux signes de fatigue.
Fasciné par son sujet central, l’homme monstre, le rouleau compresseur de ses collaborateurs, le film en devient proprement épuisant. Verbeux, poseur, il s’acharne à étirer à l’envi des joutes verbales, ciselées et cyniques, dont on a compris rapidement les enjeux. Pour habiller le tout, la magie du montage navigue entre les époques en variant grain de l’image et perruques des comédiens, et la bande son nous accompagne la majorité des séquences d’une musique continue, censée surligner le stress du compte à rebours avant le début de la séquence.
Ce sentiment d’urgence permanent, cette course aux répliques qui tuent, cette manie de partir vers une porte avant de sortir LA phrase définitive vire à une sur-écriture particulièrement irritante. On a le sentiment d’assister à une bande-annonce permanente, de celles où justement, on vous aurait gardé les bonnes saillies verbales sur fond de musique entrainante.
Et une bande annonce de deux heures, c’est éreintant.