Peu après la mort de Steve Jobs (2011), deux projets 'd'ampleur' ont été mis en chantier. Jobs avec Ashton Kutcher dans le rôle-titre sort dès 2013, Steve Jobs avec Fassbinder arrive presque trois ans plus tard. Le premier est tombé dans les oubliettes, le second est une coquille imbécile. Il se découpe en trois temps : lancement du Macintosh (un échec), de NeXT (retour en grâce) puis de l'iMac (une consécration). Jobs et le cœur de son entourage sont approchés par les coulisses, avec quelques flash-back concernant les vieilles mises au point avec Wozniak (à la conception) ou Sculley (à la gestion).
Ce dispositif permet de maintenir l'intensité en exprimant le moins possible et caressant tout le monde (ou du moins en offensant directement personne). Ce sont toujours les mêmes éléments de langage, les mêmes personnes et les mêmes processus, dans des lieux se confondant. Il ne s'agit alors que de surveiller les variations, reprendre les mêmes thèmes avec toujours plus d'éclat et de mots qui claquent (dialogues de qualité, d'une intelligence en pure perte), puis ramasser les vérités que les uns et les autres auront à balancer. On ne voit rien des performances face au public, des liens avec la presse, ni évidemment de la conception ou du travail autour des produits (seulement des détails d'exécution, des onces de prospective lapidaire). Concrètement c'est bien pauvre, mais aimable. Le nœud de l'affaire est d'une vulgarité géniale : mais pourquoi Steve Jobs insiste-t-il pour être odieux ? Y aura-t-il un espace de rédemption et un sursaut de bonhomme chez ce vénérable méchant ?
Ces défis sont bien lourds et le film ne se risquera pas à répondre, mais propose tout de même deux récompenses pour soulager le spectateur perplexe. D'abord, on évoque un peu sa situation d'adopté : on en tire une révélation factuelle avec l'identification factuelle. Ensuite, le cas de Lisa, la fille de Jobs, prend de plus en plus d'importance et à mesure que le visionnaire déploie ses produits et grimpe vers les sommets, sa fonction de père lui est rappelée par de plus en plus de monde (Hoffman en vient à poser son ultimatum). Aaron Sorkin (également scénariste pour The Social Netwoork, biopic du fondateur de Facebook dirigé par Fincher) saura trouver la saine solution pour l'ultime séquence. En effet, au moment d'inonder le monde avec sa saine révolution, Steve s'assume pleinement en bon papa ! Il montre son humanité et ainsi tout prend sens, tout rendre dans un ordre gentil et tout fait chaud au cœur. Cette superficialité flambante mais chouineuse permet de maintenir le show à flot avec talent. En terme de management de l'émotion, le film est toujours équilibré, s'abstient de provoquer la moindre sidération ou surprise remuante, sait interpeller avec vigueur.
En évitant d'avoir de la suite dans les idées, une objectivité à creuser ou des subjectivités à affirmer sur des thèmes plus 'durs' (qu'ils soient techniques ou polémiques), Steve Jobs 2015 roule avec efficacité. C'est un demi-hommage, mou dans la défense rationnelle, mais laudateur par sa passivité ébahie, puis énergique dans la forme pour soutenir cette contemplation. Le héros d'Apple et de Libération sort flatté, mais sans être grandi : 'à vaincre sans péril on triomphe sans gloire' et à force d'élaguer on perd de sa superbe (et des vertus que permettrait une argumentation), pas juste de l'authenticité. Le Jobs par Kutcher était un monsieur borderline, celui sous les traits de Fassbender est un surdoué hautain et volant bien au-dessus des humains (c'est-à-dire des consommateurs – qu'il prend pour des crétins adulant ce qu'on leur donne et ne sachant formuler de demandes propres) mais néanmoins capable de souffrir (de manière plus dramatique et voyante que l'autiste d'Imitation Game, Turing – que Jobs intègre à son mythe, soit à la mythologie de ses produits).
Si le désarroi de la mère de Lisa est bien entendu, elle n'en demeure pas moins une femme médiocre, plaintive et égocentrique : une barrière ridicule dans les pattes du génie, dont elle n'apprécie jamais les créations, en restant focalisée sur son petit drame insignifiant. Le personnage interprété par Katherine Waterston n'est pas flatteur pour Chrisan Bennan, quand bien même la façon dont elle a été délaissée et bousculée (l'anecdote des 28%) suscite la pitié. Dès qu'on place l’œuvre au-dessus de tout, ce que le film n'ose pas faire, l'indifférence à l'égard des turpitudes d'humains fébriles et improductifs devient défendable. La dureté de Steve Jobs est toujours légitime ou pardonnable, sauf pour les grosses mégères qui sauront être affectées ou les abrutis décidés à tout voir par en-dessous. En effet, à l'exception de certaines facettes de son 'opportunisme' au détriment d'autres concepteurs, ce Steve Jobs est toujours raisonnable et défendable, peu importe sa virulence et ses saillies méprisantes.
Pourtant des raisons sérieuses de se méfier de lui, indépendantes de toute revendication ou d'un rejet des 'champions', sont là, en sourdine. Par exemple lorsque Jobs balance « Voilà le problème : les gens. La nature même des gens est ce qu'il faut dépasser ». Pris au pied de la lettre cet impératif constitue la menace ultime pour l'espèce humaine, pas simplement pour ses traditions ou ses pulsions ; mais il est certain qu'en enlevant l'Homme de l'équation, l'extermination de sa médiocrité est garantie. Ce qu'il faut surpasser et marginaliser, plutôt que chercher à strictement dépasser, c'est la part bestiale et primaire de l'Homme ; au contraire Jobs a fait sa fortune en titillant les caprices égotiques les plus pathétiques ('think different' et tout le roflolage mystique pour sur-aliénés vaniteux) du petit vermisseau grégaire et puant que chaque individu est susceptible de laisser gagner en lui.
https://zogarok.wordpress.com/2016/06/04/steve-jobs-boyle-2016/