Strange Days
7.1
Strange Days

Film de Kathryn Bigelow (1995)

Le film démarre ainsi : le braquage d'un petit restaurant asiatique dans une venelle sordide d'un Los Angeles nocturne, filmé en plan-séquence d'un point de vue subjectif par un des braqueurs, non pas caméra à l'épaule mais plutôt à hauteur de regard. Alors que les criminels sont bientôt pris en chasse sur le toit de l'immeuble par la police, la fébrilité de la mise en scène, les coups de feu assourdissants achèvent de nous faire partager l'adrénaline et la peur ressenti par notre hôte. Jusqu'à ce que celui-ci dérape et tombe du haut de l'immeuble. Au moment où il s'écrase sur le trottoir, sa vision est aussitôt interrompue et laisse place au visage surpris de Lenny Nero (le génial Ralph Fiennes, enlevé lui ses cheveux et son nez et il aura un petit air de Lord Voldemor).
Lenny venait de se connecter neuralement à la nouvelle drogue en vigueur, le clip, l'enregistrement d'un segment de vie, pirate ou pas, partageant l'expérience vécue par un anonyme, comprenant sa vision et ses sensations. Ces enregistrements peuvent être une manière pour quiconque de s'échapper momentanément de sa vie en ressentant l'expérience d'un autre, l'adrénaline ressentie lors d'un cambriolage ou d'une folle course-poursuite, le plaisir d'une expérience sexuelle inavouable, la sensation ressentie par un être du sexe opposé ou l'occasion pour un tétraplégique de pouvoir à nouveau courir sur la plage. Lisibles et enregistrables via le Squid, un micro casque que l'on pose sur la tête et que l'on cache accessoirement sous une perruque, ces tranches de vie enregistrées à même le cortex créent une véritable dépendance des consommateurs.

Lenny est un ancien flic des moeurs, reconverti à son compte en dealer de clips prohibés. Il évolue dans un futur immédiat déjà dépassé puisque se situant à la veille de l'an 2000. Los Angeles y est décrite comme une mégapole déliquescente et en ébullition depuis le meurtre irrésolu de Jeriko One, une star de hip-hop et porte-parole de la cause noire, dont les prises de paroles régulièrement retransmises par les médias sonnaient comme une mise en garde prophétisant la fin de la civilisation. Sa mort a attisé les tensions communautaires face à l'austérité des autorités, annonçant ainsi une gigantesque émeute lors du réveillon de la saint-sylvestre.
Notre anti-héros, petit escroc tout en gouaille charmeuse, se contente de sa situation misérable de dealer de clips pirates tout en préservant sa clientèle sélect d'hommes d'affaires respectables voulant s'offrir le temps de quelques minutes volées la vie d'un autre ou d'une autre. Mais Lenny reste obnubilé par son ex-petite amie, Faith, laquelle l'a plaquée sans raison du jour au lendemain pour devenir la pute de Philo Gant, un sinistre impresario. Alors qu'Iris, une de ses amies aux abois tente sans succès de lui demander son aide, poursuivie par des flics à la gâchette facile, Lenny se morfond et se complaît à revivre les souvenirs heureux de sa vie de couple avec Faith via ses clips persos. Jusqu'à ce qu'un anonyme le sorte de sa torpeur en lui envoyant un "blackjack", l'enregistrement du meurtre éprouvant d'Iris, celle qui avait appelé Lenny au secours quelques heures auparavant. Avec l'aide de Mace, sa meilleure amie et garde du corps, et de son pote Max, ancien flic devenu détective privé, Lenny se met en quête de l'identité du tueur...

Enorme flop lors de sa sortie en salles en octobre 95, Strange days est un de ces films incompris par leur époque (et celles qui suivent), voué à acquérir un statut de film culte au fil des années.
Réalisé par Kathryn Bigelow, seconde ex-femme de James Cameron et réalisatrice de l'inoubliable "Point break", le film est le fruit de la collaboration de Bygelow avec son ex-époux, pourtant fraîchement divorcés quelques mois auparavant.
Contractuellement lié à la Fox, Cameron, avant la mise en chantier de son "True Lies" (remake de l'insipide "La totale" de Claude Zidi), s'était attelé à l'écriture d'un script d'anticipation sociale qu'il prédestinait à son ex-femme. Spéculant sur un proche avenir et sur les tensions sociales de son époque, notamment sur l'affaire Rodney King, Cameron imaginait une société à la dérive au seuil du nouveau millénaire. Il imagina ainsi son protagoniste Lenny Nero, comme un personnage non-violent, fuyant toute forme de conflits et végétant dans son propre désarroi.
L'intrigue s'articule ainsi sur trois axes différents que l'on imagine un temps être liés. Il y a d'abord la tentative de reconquête de Lenny à l'égard de son ex Faith, puis ces flics vindicatifs ne reculant devant rien pour mettre la main sur un enregistrement volé les compromettant dans une affaire de meurtre et enfin, cet énigmatique tueur qui semble particulièrement déterminé à jouer avec les nerfs de Lenny.
Désabusé et cynique vis-à-vis du nouveau millénaire qui approche, obnubilé par son amour pour Faith au point de rester aveugle aux sentiments qu'éprouve à son égard sa meilleure amie, la pourtant sublime Mace, Lenny gâche sa vie à fournir à de riches clients en mal de sensations fortes les expériences qu'ils désirent.
Vivant sa vie par procuration, au grand désolement de Mace qui tente de le pousser à se "réveiller", Lenny trouve en son ancien collègue Max, le confident idéal, acquiescant sur les théories de fin de cycles de son ami, lequel maintient avec ironie, lors d'un appréciable monologue, que le monde commence à courir à sa perte dès lors que les modes et les genres deviennent redondantes, que la créativité se meurt, que les artistes ne se contentent de recycler le travail de leurs prédécesseurs.
La fin du millénaire approche, tout comme la fin d'un monde, semblent dire en substance certains personnages du film, tels Max ou encore Jeriko One au travers de ses allocutions rétrospectives. Et ce ne sont pas ces flics racistes et meurtriers, cette escalade de violence dans les rues (voir ce travelling remarquable le long d'un trottoir) ou ce tueur de l'apocalypse qui viendront les contredirent.

Visionnaire, le scénario de Cameron (qu'il ne pourra terminer, pris dans la pré-production de "True lies"), finalisé par Jay Cocks, ancien journaliste du Times, préfigure avec une décennie d'avance les phénomènes Youtube et Facebook, ou comment devenir dépendant de la vie des autres en épousant et se nourrissant de leur point de vue.
Strange days est avant tout un film sur la prépondérance de l'image comme vecteur d'émotions, tant d'un point de vue médiatique que symbolique, et sur les leurres qu'elle engendre. Face à la déshumanisation galopante de cette société, le seul substitut possible au manque d'émotions est cette drogue de la vidéo subjective pirate.
Ainsi Kathryn Bigelow semble nous dire que l'image ne résout rien quand elle ne restitue qu'un seul point de vue, elle ne révèle que la vérité formelle d'un regard mais n'en traduit jamais l'interprétation personnelle. De ce fait, le mystérieux tueur, par l'exhibitionnisme de ses crimes, préserve-t-il toujours son anonymat tant qu'il reste à l'abri des miroirs, sachant que seul son regard pourrait le trahir.
Mais si l'image seule est un outil de sublimation, une fois combinée à la restitution de l'émotion qu'elle engendre chez celui qui la voit et la vit, elle se mue en une authentique drogue dont les addictes vivent au crochet du vécu des autres. Un concept contradictoire tant elle requiert la parfaite dissolution d'un point de vue dans un autre. Il faut voir à cet effet la séquence-choc du viol vécue par la victime à travers le regard que le violeur porte sur elle et les sensations qu'il éprouve, une idée hautement vicieuse et dérangeante qui contient pourtant en substance tout le paradoxe du concept.
Le mensonge à aussi son importance dans le récit, savamment entretenu par certains personnages. Ainsi, des enregistrements de squids passant pour de vrais tranches de vies ne sont en fait que de simples représentations d'acteurs. Quand à l'assassinat de Jeriko One, catalyseur du climat de tension sociale, il n'est pas le fruit d'un sordide complot politique longuement sous-entendu durant le récit mais seulement un crime de haine raciale perpétré par deux flics racistes, prêts à tout pour récupérer l'enregistrement les incriminant. De même, l'évocation de la corruption de tout le système judiciaire s'avérera être fallacieuse à l'aune de l'intervention salvatrice du chef de la police Strickland en fin de métrage, tout autant que l'existence supposée d'un escadron de la mort au sein-même d'une police fascisante (les Kerberos de Oshi ?)
.
Anti-manichéiste dans le traitement de ses nombreux personnages (hormis pour celui sous-traité de l'immense acteur Vincent d'Onofrio), le récit porte en germes certaines préoccupations récurrentes de Cameron, dont le progrès technologique, vecteur d'évolution mais aussi danger permanent, engendrant la dépendance de l'homme à sa propre création, laquelle ne le libère plus mais l'opprime. Le mystérieux assassin n'est ainsi qu'un produit de la décadence de son époque, se servant du squid comme un outil pour diffuser l'étendue de sa cruauté.
Formellement cohérent de bout en bout, mais non dénué de défauts narratifs, dont quelques ellipses et un fil directeur dilué dans de nombreuses sous-intrigues et circonvolutions narratives au point qu'on en vient en se demander parfois où situer la trame principale, le long-métrage de Kathryn Bigelow n'en demeure pas moins une authentique réussite, intelligente dans son traitement et spectaculaire dans la forme.

Produit pour un budget de 42 millions de dollars sur la seule implication de James Cameron (et sur sa renommée grandissante), le film en récoltera seulement 8 lors de son exploitation américaine. Un bide historique et injustifié tant le film est remarquable en bien des points et acquiert désormais une valeur prophétique, son propos s'avérant plus pertinent aujourd'hui que jamais.
Pourtant, bien qu'admiré par un nombre restreint de cinéphiles, le film reste toujours aussi méconnu du grand public. Dommage, tant ces jours étranges portent en leur sein, la splendeur d'un récit intemporel.

"Strange days have found us, And through their strange hours we linger, Alone, bodies confused, memories misused..."

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le 30 mai 2014

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Buddy_Noone

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