Hitchcock grand lecteur de Proust? J'ignorais. Et pourtant, à (re)voir Vertigo, je m'émerveille devant ce fil solide enchaînant un film à suspense (tout comme la Recherche est à bien des égards un roman policier) à une réflexion sur le sentiment amoureux, son absurdité et sa fragilité.
Chez Proust, Swann tombe amoureux d'Odette, blonde assez commune, le temps d'un déclic:
"Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu'elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s'animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jethro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine."
Voici la jeune fille en question :
http://www.cyberlycee.fr/barthou/site-public/IMG/jpg/Botticcelli_Zephora-2.jpg
"Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu'il fût auprès d'Odette, soit qu'il pensât seulement à elle".
Et cela suffit, entre autres détails, pour enchaîner Swann à une passion de plusieurs années.
Chez Hitchcock, Stewart tombe amoureux d'une brunette assez commune, le temps d'un déclic: je ne peux citer le scénario, il suffit d'observer le regard éperdu de Stewart devant un profil qu'il reconnait soudain.Cette Madeleine, qu'il a aimé pendant la 1ère heure du film, avant qu'elle ne se suicide, il la retrouve réincarnée.
Voici la brunette :
http://www.gonemovies.com/www/wanadoofilms/thriller/VertigoJudy1.jpg
Et voici le profil superbe de la Madeleine en question:
http://www.gonemovies.com/WWW/WanadooFilms/Thriller/VertigoMadeleine1.jpg
D'où le problème qui occupe Stewart, à partir de ces (re)trouvailles. Dans quelle mesure la réalité entre-t-elle en ligne de compte lorsqu'on en vient à parler sentiments? La brunette, il l'aurait à peine regardée. Sans élégance, un peu vulgaire. La première partie du film explore brillamment cette question-là. Pour tomber amoureux, il faut des clichés. Beaucoup de romanesque, un air de mystère, et un tableau (comme chez Proust! Trouver dans un ailleurs le visage que l'on désire).
Stewart tombe amoureux d'une image, processus que décrit abondamment Proust. Il aime, seulement parce qu'il imagine, invente, et se souvient. La femme aimée, objet manipulé, peine alors évidemment, la pauvre, à affirmer son individualité. Le passage le plus frappant du film étant celui qui en soude les deux parties. Stewart rencontre la brune, il l'invite à dîner parce qu'elle lui rappelle Madeleine. Elle accepte. Stewart s'en va. La caméra reste alors étrangement fixée sur le visage de la jeune femme. Et tout à coup, elle se souvient. D'un point de vue, l'autre, de l'homme à la femme, et le spectateur comprend alors qu'il l'y a jamais vraiment de hasard. Cette habileté dans la technique du changement de point de vue fait à mes yeux une bonne part du génie du film. Un homme qui recherche le même dans l'autre, et une femme qui tente de devenir une autre elle-même.
D'où la fin tragique. Comment cette histoire, faussée dès le début, pourrait-elle bien finir? Stewart, aimer la brunette? Il préfère, de loin, courir après la blonde et évanescente Madeleine.
Alors, Hitchcock, maître du suspense, oui, mais surtout bonhomme sensible et mélancolique, aimant à parler sentiments.