Qu’il est bon de voir un film si singulier, riche, puissant, radical, ambitieux. Qu’il est bon d’être à ce point surpris ; Par une cinéaste qui n’a pas froid aux yeux ; Par un récit aussi romanesque qui se réinvente en permanence ; Par une comédienne aussi habitée. Suite armoricaine est délicat à définir, quasi impossible à résumer. L’action se déroule surtout à Rennes et majoritairement dans un milieu universitaire où l’on suit Françoise, qui enseigne l’histoire de l’art et Ion, étudiant géographe. Du haut de ses 2h28, Suite armoricaine ose à peu près tout dès l’instant qu’il se concentre sur ces deux pôles, magnétiques et mystérieux, leur passé trouble, en faisant de leur progression (sur l’année scolaire) un chemin de réminiscences, changements de cap et fuite de leurs fantômes. Rennes devient l’étrange terreau de cette initiation, partagé entre ses amphis et ses forêts indomptables. On assiste aux cours de Françoise, sur Les Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin, Charon traversant le Styx de Patinir, la lettre T dans la représentation de l’infini moyenâgeux ; On suit la rencontre entre Ion et Lydie, non voyante, une carte géographique qu’il observe sur une loupe binoculaire pendant qu’elle écoute le mouvement des arbres (séquence qui m’a beaucoup rappelé la partie architecturale d’Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Løve) puis une balade magique où il l’invite à grimper sur ses épaules. En parallèle se joue non pas l’Histoire mais leur histoire, celle de Françoise notamment, qui revient sur Rennes, ville de son enfance (Lors de son premier cours, elle explique avoir été aussi sur ces strapontins vingt ans plus tôt) et retrouve des amis d’antan dont les images se sont scellées sur une photo ; Ainsi que la mère de Ion (dont il s’était persuadé qu’elle était morte) qui refait surface, l’embarrasse, jusqu’à vraiment finir par mourir. Si l’on sait que tous deux – Françoise et Ion – ont quelque chose en commun, que leur rencontre va se collisionner autrement que dans une banale relation prof/élève, le récit ne force absolument aucune porte, laisse vivre leur présent (Les deux premiers chapitres s’intitulent « Here & now » puis « Her & now » lorsque Ion et Lydie se mettent ensemble et que Ion et Françoise se rapprochent imperceptiblement) de façon à faire éclater des brèches insensées, sans qu’on ne s’y attende – Magnifique séquence devant Le nouveau-né, de Georges de La Tour, qui fait écho à celle du tableau au chignon de Carlotta dans Vertigo. Quand le film file vers son épilogue, que Françoise revient sur les terres de son grand-père défunt, le film se laisse gravir par la majesté de sa mise en scène, ici dans un plan de bascule bouleversant, là dans un ultime plan fixe d’un fleuve dont la boucle est caressée par un hors bord. Si Suite armoricaine emprunte clairement à Proust citant ouvertement A la recherche du temps perdu et tentant de s’en assumer humble et lointain petit frère, c’est au cinéma de Weerasethakul auquel on pense beaucoup aussi, dans la manière que le film a de jouer sur l’envergure temporelle, d’imbriquer la réalité dans les rêves, d’effectuer des correspondances étranges entre séquences (Deux scènes qui chevauchent les points de vue comme Gobert avait si minutieusement réussi à le faire dans Simon Werner a disparu), de jouer sur l’importance des éléments naturels (le vent en priorité) et de troubler les narrations habituelles. Le film est trop dantesque pour ne pas être un minimum bancal, déceptif et insoluble mais bordel, quelle belle, très belle surprise.