Il est difficile d’appréhender le cinéma d’Hong Sang-soo à travers un de ses long-métrages. La filmographie du cinéaste se ressent comme une galaxie d’œuvres n’en formant finalement qu’une unique, celle d’une réalité chimérique. Le réalisateur prône un hyper-réalisme qui lui permet de transcender la question du quotidien dont il propose une constante variation. Dans l’œuvre du sud-coréen, le quotidien s’axe autour de l’homme et des relations qu’il tisse autour de lui. De cette nébuleuse relationnelle, il tire une infinie combinaison de récits où les personnages se ressemblent, appartenant tous à l’humanité qu’il façonne, tout en dégageant une unicité propre. Calquant son schéma narratif sur une étude infime de l’ordinaire, il fait des scènes de repas ou des beuveries la clé de voûte de sa temporalité : c’est là que les hommes se parlent à cœur ouvert l’esprit embué par l’alcool. Son cinéma est le fruit de rencontres hasardeuses ou non, de paroles ou de non-dits. Sa beauté réside dans cette sensation de regarder les gens vivre, de suivre des êtres qui au-delà d’être des personnages sont des hommes à part entière qui semblent pourvoir continuer à exister en dehors de l’œuvre. Il dissèque le réel, un concept constant que ses détracteurs assimilent à la « redondance », dont il livre des variations selon l’humeur qui le parcoure à un instant T.

Ce qui importe alors chez Hong Sang-soo, c’est l’humanité qu’il dépeint seulement dans deux environnements. D’un côté, tous les extérieurs (rues, parcs, monuments) où les rencontres se font soit par choix d’un des personnages soit par le hasard qui joue un rôle important chez le cinéaste. De l’autre, les intérieurs où les personnages sont enfermés dans un espace qui les pousse à la confidence aidés par l’alcool. L’unification des deux est purement formelle avec l’utilisation du plan-séquence fixe (bousculé de temps en temps par un zoom) qui apporte cette notion de réalité, de surprendre des vies humaines comme on pourrait le faire assis sur un banc ou à la terrasse d’un café. Se dégage alors une étrange théâtralité dans son dispositif visuel. Les discussions, filmées elles-aussi en plans-séquences, se font entre des personnages face à face sans aucun jeu de champs/contrechamps. Un minimalisme volontaire qui prouve que le cinéma n’est pas qu’un jeu de montage où les images sont prémâchées pour le spectateur mais bien une façon de surprendre brièvement une vie autre que la nôtre. Hong Sang-soo manipule la réalité, la facilite en quelque sorte, pour obtenir un subtil théâtre des conditions humaines.

Une vision sur l’humanité qui ne cesse de muter au fil des œuvres et qui atteint avec Sunhi une noirceur auparavant absente. Ce long-métrage est la réplique sombre d’Haewon et les hommes (2013) qui était une balade optimiste parcourue par la figure d’une jeune ingénue amoureuse. L’œuvre se terminait sur le réveil d’Haewon dans une salle de cours montrant que le rêve était encore possible dans le théâtre d’Hong Sang-soo apportant avec lui l’espérance et l’amour. L’œuvre se voilait déjà avec cette idée d’une fuite vers l’étranger (la mère déménageant au Canada) qui entachait un cocon idyllique où la vie se résumait à un simple marivaudage. Dans Sunhi, la fuite est une réalité – Sunhi ayant « disparue » pendant plusieurs années. Elle a emporté avec elle l’insouciance qui parcourait le précédent film du cinéaste.

Hong Sang-soo livre une vision pessimiste de l’humanité ou plutôt de la société des hommes qui n’est dictée que par la rancune et les non-dits. Les personnages ne sont que des inconnus, autrefois proches, qui ne peuvent crever l’abcès de la séparation seulement par des phrases bateaux qui s’adoucissent uniquement par l’alcool. Prenons l’exemple de Sunhi décrite par les 3 hommes (Moon-soo, Jae-hak, Professeur Choi) de la même manière certes mais qui trouve son caractère mélioratif uniquement quand ces derniers voient une ouverture possible vers le cœur de la jeune femme. Qui est véritablement Sunhi ou plutôt « notre Sunhi » (titre original) ? Cherchant la contemplation plus que l’explication, Hong Sang-soo dresse le portrait de deux personnes distinctes : la Sunhi « réelle » qui sans doute se rattache à la description de la jeune femme dans la première lettre de recommandation qu’écrit le Professeur Choi – une personne avec des problèmes relationnels, lâche envers elle-même et les autres ; et la Sunhi « fantasmée » celle qui n’est finalement que la déformation d’un souvenir avant son évaporation. L’égoïsme des hommes se retrouvent une nouvelle fois dans l’épisode des lettres de recommandation où le Professeur modifie sa propre réalité, pensant atteindre une vérité à chaque fois, suivant ce qu’il obtient de Sunhi – un possible horizon avec elle.

Les hommes se complaisent dans une fausse stabilité qu’il faut plutôt comprendre comme de la lâcheté pour les autres et de la stagnation pour eux-mêmes. Les personnages fuient les explications comme le cas de l’abandon de Moon-soo qui ne peut trouver de réponse ni du côté de Sunhi ni de Jae-hak. Il doit se contenter d’un « je t’expliquerai plus tard ». Se dessine une société de l’échappatoire relationnelle où les personnages sont pourtant fatalement piégés au sein d’un plan fixe où la durée s’étire. Cependant, Sunhi semble surtout marqué par une critique acerbe d’une humanité inactive sans aucune prise de décision. Les seules avancées ont lieu sous l’alcool comme pour signifier qu’il leur est impossible de regarder la réalité en face. Ce monde n’est finalement que dicté par la prolifération de conseils vides de sens puisque seulement raccrocher à ce que cette propre société bienpensante dirait. Le théâtre d’Hong Sang-soo tourne alors à l’absurde, les personnages se renvoyant les mêmes conseils de façon mécanique. Le conseiller reçoit alors son propre conseil amenant l’idée d’une vacuité de cette entraide morale.

Que serait une œuvre d’Hong Sang-soo sans un regard sur le monde du cinéma ? Le cinéaste-professeur applique le même constat ! Les étudiants n’arrivent plus à se détacher de la rassurante structure universitaire : Moon-soo a déjà réalisé un film pourtant il préfère la stabilité de l’Université tendant vers le professorat ; Sunhi continue ses études pour trouver un prétexte de ne pas se lancer dans ses propres créations. Les personnages sont frileux, ne pouvant regarder de face un avenir incertain où l’échec pourrait être une finalité.

Hong Sang-soo se fait le prophète d’un cinéma du quotidien, et donc d’un cinéma de la vie. Il renoue avec l’illustre approche de chirurgien du réel qui faisait de Yasujiro Ozu l’un des cinéastes les plus envoûtants du XXe siècle.

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le 13 juil. 2014

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