Alors qu’il s’était exilé en France pour s’assurer une création à l’abri de la censure de son pays, le succès en 1974 de L’Important c’est d’aimer permet à Andrzej Żuławski de retourner en Pologne où le ministère de la culture lui propose de financer l’œuvre de son choix. Il s’attèle alors à un ambitieux projet de science-fiction, adapté d’un roman de son grand-oncle, paru en 1901. Prévu pour une durée de trois heures, mobilisant un budget que le ministère polonais a du mal à assurer, le tournage est brutalement interrompu à la faveur du changement de ministre, qui voit d’un mauvais œil les références symboliques à une lutte contre le totalitarisme. Alors qu’il restait au réalisateur 20% du film à tourner, ses négatifs sont saisis, les décors et les costumes détruits et le cinéaste retourne en France. Il ne reviendra que huit ans plus tard pour récupérer le matériau tourné d’un film dont il devra recomposer intégralement la bande son. Les parties manquantes seront comblées par des prises de vues volées dans la Pologne contemporaine, accompagnée d’une voix off qui résume les béances du récit et les conditions de tournage.
Nous voici donc devant un film inachevé qui mérite pourtant largement qu’on le visionne : 2h46 de folie graphique, un trip assez démentiel qui n’évite pas les boursoufflures et quelques maladresses, mais offre de larges plages de fulgurance.
Le récit rejoint sur bien des points le projet à peu près aussi hors norme que tournera Alexei Guerman pendant 14 ans, Il est difficile d’être un Dieu : l’idée d’une planète miroir où l’humanité pourrait poursuivre une civilisation parallèle qui fonctionnerait sur le principe de l’involution, la barbarie et l’obscurantisme faisant loi.
Beaucoup plus verbeux, Sur le globe d’argent combine une dimension théâtrale et dissertative de philosophique qui pourra épuiser les plus endurants. Les personnages éructent et devisent sur leur statut d’homme, de dieu, de dominant ou de candidats au salut dans des situations très confuses où la réversibilité semble être le maitre mot. La première partie restitue le récit par le biais d’une caméra embarquée sur un astronaute, qui découvre donc un nouveau territoire par le biais de prises de vues cahoteuses et brutales, tandis que les éléments suivants s’élargissent sur des foules de plus en plus fournies, entre orgies, combats et processions. Il n’est pas toujours facile de suivre le récit tout comme les réflexions qui en découlent : les personnages, en constante représentation, imposent des monologues solennels ou des conflits exacerbés avec leurs partenaire, dans une sorte de Shakespeare destroy ornant des excroissances d’une SF à la Tarkovski.
C’est bien entendu sur le plan visuel que le film époustoufle. La variété des décors (grottes, plages, déserts, montagnes arides, villes en ruines, usines décaties), souvent filmée en grand angle, pose un cadre propre à une épopée grandiose. La poursuite en longs plans continus de personnages fendant la foule ou se précipitant brutalement au contact des figurants génère une osmose véritablement hypnotique, et des plans d’ensemble dans lesquels l’arrière-plan est systématiquement animé d’une vie profuse, entre danse, défilés, combats ou tortures, rappelant là aussi, très nettement, le futur film de Guerman. La profondeur du cadre est aussi soulignée par les costumes incroyables des personnages, souvent prolongés en traines interminables et colorées, au profit de tableaux très graphiques : l’ambition de créer une mythologie est patente, et si certaines séquences flirtent avec le Z, d’autres trouvent indéniablement le souffle qui en est digne.
Le propos général n’est pas dénué d’ambiguïté : si Żuławski propose sans ambages une Genèse noire dans laquelle le pire de l’homme se déploie inéluctablement, son exploration de la thématique religieuse vaut d’être restituée dans le contexte national. L’engouement pour le sacré de cette nouvelle humanité laisse clairement entendre le besoin viscéral d’une transcendance dans une société communiste qui a décidé de l’éradiquer. La puissance de son film provient aussi de l’inspiration exceptionnelle de sa liturgie, même si elle dévie vers une sorte d’Inquisition qui, elle aussi, sera à l’origine d’images frappantes, entre empalements et crucifixion aux dimensions épiques.
L’épilogue, qui voit le retour de la voix du réalisateur expliquer ce qu’auraient dû être les derniers plans de son film parachève cette étrange sensation d’assister à une œuvre hors du temps, et qui trouve peut-être encore plus de force à le rester : une expérience uchronique et nécessairement imparfaite de l’Histoire des humains.
Merci à TheBad pour la découverte.