On l’a bien vu lors de sa mort, les films que l’on retient de plus de Zulawski (en tout cas en France) sont ceux dans lesquels ont joué des actrices françaises, tels Possession avec Isabelle Adjani et L’important c’est d’aimer avec Romy Schneider. Pourtant, on aurait bien tort de ne pas se plonger tête relevée et corps perdu dans ses films polonais. Je suis loin d’avoir encore tout découvert de ce cinéaste, mais le visionnage de La troisième partie de la nuit (55 notes sur le site) et donc de Sur le Globe d’Argent ont suffit à me convaincre de cet état de fait.
De toute évidence, Sur le Globe d’Argent n’est pas un film facilement accessible, malgré son étiquette (ou plutôt, justement ?) de film science-fictionnel aux relents de fantasy. Non pas tellement à cause de sa durée (qui, forcément, alourdit considérablement le visionnage pour qui ne rentre pas dans le film), mais parce qu’il s’agit d’un long voyage halluciné, radical, aussi puissant que déroutant. Un voyage hors de l’espace et du temps, pour un film qui semble venir d’une autre dimension. Une dimension où les hommes sont fous, qu’ils soient primitifs ou se prennent pour Dieu, et les couleurs sont d’un pastel lugubre, d’une illumination extra-terrestre.
Et cela tombe bien, car Zulawski est parvenu avec brio à rendre cette planète lointaine parfaitement crédible à la seule sueur de ses décors, ses mouvements de caméra, ses costumes et ses maquillages. Pas d’effets spéciaux, pas d’effets tapageurs, la mise en scène et l’interprétation habitée de tous ses acteurs suffit. A n’en pas douter, la longueur et lenteur du film y sont aussi pour quelque chose, distillant un état de conscience extatique chez le spectateur, à mi-chemin entre l’hypnose et la tétanisation nerveuse.
C’est que, en plus de cette ambiance si particulière, chaque ligne de dialogue (bien plus souvent monologue, d’ailleurs) fascine par sa dimension psychologique, métaphysique, spirituelle, pour peu bien sûr qu’on y soit réceptif et ce ne sera certainement pas le cas de tout le monde. Sur le Globe d’Argent propose ainsi une réflexion sur l’humain, la religion, dans une vision particulièrement nihiliste. A travers les thèmes de la folie, la guerre ou encore l’ambition narcissique, l’humanité est montrée comme un peuple sujet à la décadence psychotique comme à l’élévation prophétique et conquérante.
Mais ce qui surprend le plus dans le film du réalisateur polonais reste encore l’utilisation de la caméra comme un véritable personnage du film, ou plutôt comme un objet de culte à soi dans sa dimension purement narcissique. Au départ simplement utilisée comme témoin à la manière d’un found-footage (ce qui déjà, pour un film de science-fiction de 1988, surprend énormément), la caméra est ensuite convoitée par d’autres personnages, qui se l’accaparent avec concurrence. Chaque être se croit ainsi prophète en son contact, se sent forcé de divulguer un discours halluciné. Reste à savoir si ce discours est destiné au détenteur actuel de la caméra, à lui-même ou directement au spectateur.
Cette adresse au spectateur, et c’est précisément là qu’on voit toute la cohérence de l’œuvre malgré l’arrêt soudain du tournage par les autorités dix ans avant la sortie du film, elle se fait explicitement à plusieurs reprises lors de petites interludes explicatives au cours du film et lors de sa conclusion. Ainsi, Zulawski nous conte en voix-off les scènes qui n’ont pas pu être tournées à l’époque, au nombre d’environ une petite dizaine, parfois même étrangement entrecoupées de plans effectivement tournés. Ce récit est accompagné d’images flottantes de notre monde, la caméra parcourant des espaces comme si elle n’existait pas, filmant les hommes sur la Terre, déambulant avec une froideur étrange. Ces passages pourraient nous sortir du film, mais d’un point de vue purement rationnel, ils nous permettent de raccrocher certains wagons du récit, et d’un point de vue stylistique, ils participent finalement à entremêler la réalité avec l’imaginaire, le connu et l’inconnu, la portée fictionnelle du récit et son rapport avec notre propre monde. La fin du film, aussi exceptionnelle qu’imprévue à la base de l’écriture, fait partie des instants magiques du cinéma, ceux qui nous font dire que l’intention d’un artiste dépasse parfois l’œuvre elle-même (à moins que ce ne soit justement l’inverse ?). Je réserve la surprise aux futurs explorateurs, mais elle fait assurément croire à la puissance politique et métaphysique du cinéma.
Sur le Globe d’Argent est une hallucinante étrangeté, une incongruité de la science-fiction qui aurait mérité une place plus grande à l’intérieur de l’histoire de ce genre. Tant pis si l’œuvre paraîtra inaccessible, vaine, opaque, pour certain(e)s. Tant pis si certains éléments resteront incompris, à l’interprétation libre de ceux qui le désirent. L’important, c’est qu’elle parvienne à profondément toucher d’autres pauvres hommes comme moi, qu’elle redonne envie de croire dans le refus du compromis artistique, dans la nécessité de construire des œuvres riches et ambitieuses, et plus précisément, dans le nécessaire échappatoire de la science-fiction envers le concret. Car, contrairement à ce que nous montrent une flopée de films de SF actuels, la science-fiction prend sa force dans le lien qu’elle crée entre le présent et l’avenir, et non le passé.