Dimanche dernier, la prestigieuse Palme d’Or du Festival de Cannes a été délivrée à The Square, du suédois Ruben Östlund. Un film adoré par les uns et conspué par les autres, comme rarement une Palme d’Or ne l’aura été.
Une récompense qui est peut-être le résultat du manque d’audace générale de la compétition, malgré la présence d’un grand favori émotionnel, le français 120 Battements par minute qui a tout de même remporté le Grand Prix. Une récompense qui en a surpris plus d’un, et donc un choix culotté, davantage en tout cas que celui de l’année dernière. Est-ce vraiment le rôle de la Palme d’Or de récompenser le politique, l’humanisme social, la force d’actualité ? Le monde étant politique, un choix sans considération de ce domaine serait au mieux dangereux, au pire nauséabond. Mais il ne doit pas être l’argument principal, le seul recours possible. La Palme doit récompenser le repoussement des limites du cinéma, l’audace formelle, l’intelligence de l’écriture. Les films qui inventent, remettent en question, divisent. 120 battements par minute aurait été le choix du coeur, The Square a été celui de la tentative. Deux éléments primordiaux du cinéma, complémentaires mais pas toujours présents.
The Guardian titre : « visceral power overlooked in favour of bourgeois vanity ». On reproche souvent à The Square son mépris de bourgeois auto-centré, son malaise vain, son côté calculateur. Mais n’y-a-t-il pas aussi de la puissance viscérale dans le film suédois ? La scène de la performance du gorille n’est-elle pas le meilleur exemple possible d’une scène qui prend aux tripes, remue l’intellec, dérange, dégoûte, fait rire, parfois d’une seconde à l’autre ? L’ensemble du film ne provoque-t-il pas tout un mélange de sentiments qui rendent tantôt inconfortables, tantôt hilares, tantôt réflexifs ? Le sentiment lié à une réflexion politico-sociale qui est loin d’être évidente, les tripes liées à l’intellect, voilà la vraie force de The Square. C’est parce qu’il provoque des débats que le film divise, et donc qu’il est important. Un film que tout le monde aime n’est pas forcément à récompenser, et c’est le danger dans lequel le Jury aurait pu tomber. Certainement pas un danger politique, car 120 battements par minute est un film important, essentiel aujourd’hui. Mais un danger cinématographique, car le film ne fait que rattraper un retard que la France aurait déjà dû rattraper, ne propose pas de réflexion ou de remise en question puisque le message politique est une évidence. Une évidence qui n’est certes malheureusement pas partagée par l’ensemble de la France et du monde. Mais ceci est un autre débat, et la marque des grands films n’est-elle pas de remettre en question des choses a priori acquises, plutôt que de faire acquérir des choses qui sont encore remises en question ?
Quand à l’entre-soi bourgeois dénoncé par ses détracteurs, ce serait oublier que tout le propos de The Square est de justement mettre au piloris les certitudes de classes, de montrer les contradictions et l’hypocrisie de cette bourgeoisie, de remettre en question les préjugés racistes, de classes, des rapports homme/femme, de l’art, de la confiance, y compris celles du spectateur. Tout cela sans jamais se montrer lourd, évident, démagogique ou plombant. Le film est plutôt une sorte de méta-expérience socio-psychologique, où l'art contemporain n'est certainement pas méprisé mais sujet à un questionnement pour les personnages et pour le spectateur. Le rire n’est pas là pour se dédouaner de tout propos. Bien au contraire, comme dans son précédent film Snow Therapy, il est là pour mettre en perspective les autres sentiments que l’on peut ressentir devant chaque scène, comme le malaise, le mépris, la joie ou la tristesse. La misanthropie du film n’est là que pour ceux qui veulent bien la voir, alors que derrière se cache un portrait actuel de la complexité du monde. Le politiquement correct n’est pas binaire, si quelqu’un a raison l’autre n’a pas forcément tort. On peut trouver insupportable la performance extrême de l’homme-gorille, et être exaspéré par l’hypocrisie des bourgeois assis à la table, bien content de se moquer de la performance tant qu’elle ne gêne pas trop, tant qu’elle n’est pas vraie.
The Square n’a pas de message à délivrer, il ne propose qu’une réflexion personnelle qu’il est libre à chacun de lancer ou non. Il provoque, oui, souvent salement, mais il y a toujours quelque chose à en tirer. Ce n’est pas un film qu’on adore, c’est un film auquel on repense. Un film qui ne tire pas l’humanité vers le haut, mais qui ne la tire pas non plus vers le bas. Simplement qui la maintient au milieu, dans cette zone grise inconfortable mais stimulante. The Square n’est pas parfait de maîtrise, ne brille pas particulièrement par sa mise en scène, mais propose un montage qui provoque émotion et réflexion. C’est un film actuel, porté par le futur.