Fort du succès d’Un tramway nommé Désir, Kazan renouvelle l’aventure avec Brando. Il s’agit désormais d’ouvrir les cloisons de l’adaptation théâtrale et d’embrasser la ville, ou plutôt un de ses secteurs : les docks, milieu populaire, société à part entière dans laquelle les syndicats font la loi.


Le protagoniste renvoie bien entendu, sur bien des points, à la délicate situation de Kazan lui-même, compromis dans la délation de certains de ses collègues lors des sombres heures de la liste noire à Hollywood. Personnage complexe, mouchard qui se trompe de voie dans un quête de réussite, Terry Malloy est une autre facette du jeu de Brando : toujours aussi massif et magnétique, mais dénué de la malice ou les capacités de séduction dont il avait jusqu’alors été coutumier. Brute un peu stupide, enfant dans un corps de géant, c’est un pion sur échiquier dont il est incapable d’appréhender les stratégies et, surtout, les conséquences.


Epaulé par le chef opérateur de Jean Vigo, Boris Kaufman, Kazan recrée une ville labyrinthique et orthonormée qui reproduit parfaitement cet environnement quadrillé sous le contrôle de ceux qui ont la capacité à embrasser les plans d’ensemble. Ce n’est pas un hasard si la première séquence se déroule sur les toits et qu’on ait recours aux pigeons pour maîtriser cette portion de la ville régulièrement vue depuis les hauteurs, par des sentinelles silencieuses qui espionnent et rapportent. Dans le milieu des syndicats, on ne parle pas, (D&D, deaf and dumb) mais on est écouté. Le regard de Kazan, des toitures au bouillonnement des réunions, de la masse de la foule aux portraits, embrasse ainsi toute une société qui ne vit pas seulement dans la soumission au capital et aux patrons, mais a réussi à créer une nouvelle hiérarchie qui divise les travailleurs eux-mêmes. Dans cette masse se dessinent ainsi certaines figures allégoriques qui renvoient clairement à la peinture de l’Amérique qu’avait initiée Ford, notamment dans Les Raisins de la colère et Qu’elle était verte ma vallée : l’ouvrier, le prêtre, le traître.


Belle trajectoire que celle de ce mouchard (- encore un titre de Ford, au passage) qui, par le martyre, apprendra dans sa chair la défense de valeurs. Avec une telle photographie et des personnages aussi incarnés (Karl Maden, Rod Steiger et Lee J. Cobb tirent aussi clairement leur épingle du jeu), il n’était pas inutile d’en rajouter, ce qui se fait néanmoins à quelques occasions : par une musique un peu trop tonitruante, qui montre que Bernstein est plus pertinent lorsque la musique est un protagoniste du film, comme ce sera le cas dans West Side Story, alors qu’elle souligne ici de manière trop théâtrale les enjeux de la tragédie. De la même manière, la gestion de la foule, qui lynche puis soutient, est un peu trop mécanique et facile.


L’influence de l’artificialité théâtrale se fait donc encore sentir, mais Kazan creuse son sillon : son sens visuel allié à une direction d’acteurs de haut vol pose les marques d’un cinéma qui a encore beaucoup à raconter sur le triste état du monde.

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le 5 juin 2019

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Sergent_Pepper

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