- OVNI -
Sweet Movie, sorti en 1974 au coeur de la folie des 70', interdit (aujourd'hui encore) dans de nombreux pays est un film de Dusan Makavejev, cinéaste yougoslave, exilé et proscrit pendant une vingtaine d'années, dans l'incapacité de tourner pendant près de dix ans après ce film - définitivement provoquant, profondément choquant, scandaleux, peut-être encore plus sidérant que les oeuvres contemporaines de Ferreri (La Grande bouffe), Arrabal (Viva la muerte, J'irai comme un cheval fou) ou même Pasolini (Salo).
Dans la mémoire collective, la représentation de Sweet Movie est associée à des scènes cultes - le bain final de Carole Laure nue dans le chocolat liquide, ou a des séquences extrêmement dérangeantes, presque impossibles à tourner aujourd'hui - les images d'archives, atroces, du charnier de Katyn associées à une comptine enfantine ; les déjections de vomis, d'urine et de merde dans la performance accomplie par la communauté d'Otto Muehl ; le long strip-tease d'Anna Prucnal devant de très jeunes enfants qui conduirait aujourd'hui, inévitablement, ses auteurs en prison.
Le(s) réci(s)t est (sont) somme toute assez simple(s) : deux histoires parallèles, celles du capitalisme et du communisme (rien moins !), traitées sur un mode provocateur et ludique - les pérégrinations de Miss Monde / Miss Virginité (Carole Laure) dans son presque premier rôle !) entre Niagara Falls et la Tour Eiffel d'une part, l'avancée de l'internationale socialiste, sous la forme d'un boat movie (qui ne sortira pas en fait des canaux d'Amsterdam), à bord d'un gros bateau (une sorte de galion/péniche), piloté par une femme (Anna Prucnal) et qui accueillera à son bord un marin du cuirassé Potemkine (Pierre Clementi).
Mais en réalité les deux récits ne cessent jamais de communiquer, les clins d'yeux, les échos, les passerelles sont multiples. Sur les murs du navire socialiste, la photo de Lénine est agrémentée d'un poster de Marilyn; la proue du navire socialiste est une gigantesque statue de Karl Marx, également représenté sur le fourneau de la pipe de ... Mr Capital ; les larmes de Karl Marx en figure de proue, sous la forme d'un sac plastique transparent à moitié rempli d'eau font écho à celle d'El Macho, pailletées d'argent; les citernes géantes et alignées de lait de Mr Capital / John Vernon à l'allaitement maternel prodigué par Mamma Communa /Marpessa Dawn ; le jet d'urine jaillissant du sexe en or de M. Capital à celui de Potemkine / Clementi en bateau-stoppeur (sans parler de ceux d'Otto Muehl et de ses adeptes) ; Potemkine / Pierre Clementi finira enseveli dans le sucre (beauté virginale de la tache rouge du sang sur le blanc immaculé) tout comme Miss Monde / Carole Laure finira noyée dans le chocolat. Les deux héros purs, la pureté de la révolution première et celle de la jeune vierge, sont donc condamnés - au nom sans doute des mêmes causes profondes.
L'oeuvre de Makavejev constitue ainsi une traduction, à la fois ludique, tragique, symbolique et fictive des théories, alors en plein développement, de Guy Debord sur la société du spectacle. les deux grandes idéologies antagonistes, en guerre permanente et apparente, sont en fait les deux faces de la même médaille, des complices parfaitement conscients dont le pseudo affrontement (avec ses morts affichées et innocentes qui font aussi partie du spectacle) suffit à justifier du partage du monde.
La société du spectacle est d'ailleurs omniprésente, au premier degré, dans le film : l'élection de Miss Monde qui n'est pas sans évoquer les silhouettes futures (mais bien en-deçà) de Geneviève de Fontenay, de son fils, voire de J.P. Foucault, ici en médecin / charlatan à vélo et à microscope géant; la chanson, bien grotesque d'El Macho (là on pourrait penser au cavalier blanc, thème musical et costume liés); la performance de la communauté (la secte) d'Otto Muehl; l'accouplement public de Pierre Clementi et d'Anna Prucnal et plus encore le strip-tease de celle-ci sous les yeux des enfants. Tout est spectacle, chansons, musique. Le fatras musical ne cessa d'ailleurs jamais entre comptine infiniment cruelle et triste (génial Mano Hadjidakis), flûtes de pans, bouzoukis, synthétiseurs, chants religieux, chants révolutionnaires, chants en toutes langues. D'ailleurs on parle (presque) toutes les langues dans ce film, polonais, français, allemand, espagnol, italien, russe et parfois de façon très approximative (le français d'Anna Prucnal n'est pas toujours très audible ...)
Si la théorie politique de Guy Debord est sans doute sous-jacente, le film se revendique d'abord de Wilhelm Reich, psychiatre révolutionnaire, prônant la satisfaction des désirs, le sexe et la nourriture (le sucré, le liquide, le gluant) intimement liés - Wilhelm reich qui fut d'ailleurs pourchassé par la gestapo, proscrit, exilé, citoyen du monde, emprisonné et mort en prison aux Etats-Unis.
Au reste le destin des principaux protagonistes du film, Reich en amont, Makavejev, Anna Prucnal (interdite pendant quinze ans de retour dans son pays après la sortie du film), Otto Muehl (pour lui, ce n'était sans doute pas volé) et même Pierre Clementi qui à l'époque sortait d'un long séjour en prison sont tous des condamnés de la société - ce qui tendrait à suggérer que Sweet Movie n'est pas seulement une plaisanterie de mauvais goût. Seule Carole Laure, actrice débutante et belle, ne partageait pas ce profil de maudit - sa relation avec Makavejev sera d'ailleurs exécrable (jusqu'au départ prématuré) et conduira à une réorientation du film et au développement du personnage d'Anna Prucnal.
On comprendra que dans de telles conditions, le film contienne nombres de moments et d'images insolites et marquantes - rien que des scènes cultes en fait; (Attention - spoils à la chaîne, qui du reste n'enlèveront à terme aucun effet de surprise !) :
- du côté de l'univers capitaliste : l'élection de Miss Monde, grand show télévisé sous l'égide de la P.D.G. de la ceinture de Chasteté, la maman de Mr Capital, danses et musique, à la recherche de la plus belle vierge, via pseudo médecin et microscope géant planté entre les cuisses ; le survol en hélicoptère des chutes du Niagara; l'alignement des citernes de lait; la musculature saillante et mouvante de Mr Muscle; le voyage en avion, en voiture, en brouette à l'intérieur de la valise ; la rencontre et le coït très lié, emboîté, avec El Macho derrière un pilier de la Tour Eiffel et sous le regard d'une cohorte de bonnes soeurs jusqu' à la séparation laborieuse sur une table de cuisine; l'incroyable chanson d'El Macho / Sami Frey, en costume de lumière, cape de matador, coque à la Batman, et paillettes argentées sur yeux de biche prompts à s'embuer; l'allaitement premier et le bain ultime, sous le regard des photographes de publicité, dans une piscine de chocolat.
Le dialogue entre Miss Monde et El Macho mérite bien une petite citation :
- (elle) : vous êtes magnifique.
- (lui) Yé lé sais.
- du côté de l'Internationale socialiste : l'incroyable bateau Karl Marx; le bateau stop du marin du Potemkine; le premier accouplement public; le recrutement des enfants via les promesses de sucreries multiples; le lit dont le matelas est une cargaison de sucre ; le strip-tease scandaleux ; l'assassinat de Clementi, poignardé dans le sucre ; les suaires (des sacs en plastique géants) des enfants, les victimes du système communiste qui dévore ses propres enfants, en parallèle avec les images horribles du charnier de Katyn, crimes effectivement perpétrés par l'URSS stalinienne ; l'invasion finale et prémonitoire du bateau par l'armée et par la police.
De la mort de Clementi / Potemkine (symbole évident), on retiendral a dernière phrase, répétée et définitivement hermétique : "j'étais si jaloux quand Bakoulinechouk (?) a été tué." Je n'ai déniché aucune explication sur internet...
A la frontière des deux mondes : la performance réalisée par la communauté d'Otto Muehl. Je pense (et ce n'est que mon avis), que cette longue séquence, susceptible de totalement gâcher le visionnement du film, mérite d'être sautée; d'abord parce qu'elle ne doit pas grand chose à Makavejev lui-même (qui s'est contenté d'y ajouter les personnages de carole Laure et de Marpessa Dawn dont je ne suis pas sûr qu'elles étaient très heureuses d'être là) et qui se contente en fait de filmer un spectacle extérieur. Ensuite parce que les images présentées touchent à l'insupportable, à l'immonde - entre orgie de bouffe dégueulasse, vomis, urine, défécation collective - jusqu'à l'aboutissement thérapeutique et régressif, le retour au foetus avec intervention de toute la communauté autour de l'enfant renaissant, corps enduit de merde, lavé, talqué sous les applaudissements des acteurs / public puis danse collective nue et sereine. On n'est pas loin du Salo de Pasolini - mais sans la distance de la fiction, donc bien plus insupportable du fait d'un réalisme imposé sans la distance du jeu et la stylisation liée.
De cet ensemble, à la fois surréaliste et totalement cohérent, on ne parviendra pas à séparer les élément d'anarchie créative et toutes les forces de destruction, atroces qui touchent aussi bien les deux univers présentés en parallèle.
Restent les dernières images du film : sur un quai désert, les suaires des enfants, qui peuvent aussi, ici, évoquer des cocons. La comptine de Hadjidakis, qui accompagnait les images de Katyn, reprend avec les voix d'enfants, mais le texte est cette fois apaisé et non plus cruel. Les enfants sortent de leur catafalque, reviennent au monde et à la vie, la couleur réapparaît, presque imperceptiblement. Ouverture ultime sur l'espoir ?