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Le palmarès du dernier festival de Berlin, dont le jury était présidé par Juliette Binoche, fit l’objet de mots dithyrambiques de la part de la presse. On en a loué l’audace et la modernité, le tout à la sauce francophone, puisque c’est à deux films d’expression originale (essentiellement) française qu’ont été décernées les plus importantes récompenses. Parmi eux, le franco-israélien Synonymes, récit d’un jeune ex-soldat israélien débarqué en France pour fuir la folie de son pays.
Que de louanges ornent l’Ours d’Or 2019. On vante sa radicalité, son portrait au vitriol de l’État d’Israël, son essence éminemment politique. Certes. Qui connaît ne serait-ce que de loin la situation israélienne ne peut remettre en cause la folie de ce pays coupé en deux, à la naissance artificielle, à l’architecture polémique qui fait l’objet d’un conflit continu avec la Palestine alors même qu’il n’était pas né. Un pays fou, où il faut passer par un check-point parfois bloqué d’interminables files de véhicules pour passer d’un territoire à l’autre, où juifs et arabes se regardent en dent de scie alors même qu’ils peuvent être rassemblés par du commun (Tel Aviv on Fire), où un gouvernement entretient la haine entre deux peuples voisins par une politique à la violence inacceptable. Un pays fou et en feu, permanent, inextinguible, à l’instar de Yoav, ce jeune israélien en fuite amoureux (naïf) de la France et de sa langue, de ses mots, personnage torturé et insaisissable pour qui l’adieu à son pays natal est une question de survie.
Insaisissable, ce film énigmatique l’est. Le début donne le ton du malaise qui nous parcourra à de nombreuses reprises durant le film. Générique sobre et sourd. Pas la moindre note de musique. Caméra à l’épaule, Yoav pénètre dans un immeuble haussmanien du quartier Solférino, entre dans un vaste appartement bourgeois, si vide qu’il en devient lugubre, si clos qu’il en sent le renfermé depuis notre fauteuil. Dans la nuit, le personnage se lève, sautillant dans son duvet dont il se dégage, puis, entièrement nu, se met à courir, sauter, traverser l’espace, comme pris de panique et d’angoisse, constatant le vol de ses maigres affaires. Il sort de l’appartement, descend l’escalier comme une furie, le remonte, puis se met à frapper à toutes les portes, hurlant qu’il n’a plus rien et qu’il a froid. Il prend une douche chaude, tremblant, puis s’endort dans la baignoire, où il sera retrouvé le lendemain par le couple de voisins entretenu par sa famille qui l’accueillera. Sans qu’il ne soit jamais explicitement avoué, on perçoit le traumatisme de l’expérience militaire en Israël. Un seul flashback au son d’Hallelujah, ce titre culte qui remporta le concours de l’Eurovision en 1979, interprété par deux soldates se trémoussant parmi leurs collègues en rang d’oignon venus recevoir les honneurs sous les yeux de leur famille. Scène improbable, magie du cinéma et de l’absurdité de la vie, parfois délurée, comme quelques autres dans ce film. Un seul flashback pour peu de mots, alors même que Synonymes repose précisément sur eux. Des mots, il est question dès que Yoav ouvra la bouche, pour s’exprimer dans un français impeccable, étrangement soutenu et très littéraire. Parfois, arpentant le boulevard Saint-Michel ou le Pont au Change d’un pas rapide et stressé, la tête baissée, caméra à l’épaule toujours, on l’entend prononcer des enchaînements de synonymes, comme ceux qui ornent l’affiche du film. Il ne les récite pas, il les mitraille, comme les balles sortant d’une arme :
"Méchant. Obscène. Ignorant. Hideux. Vieux. Sordide. Grossier. Abominable. Fétile. Lamentable. Répugnant. Détestable. Abruti.
Étriqué. Bas d’esprit."
Tel est à ses yeux ce pays qu’il hait, qu’il déteste au point de ne plus vouloir en pratiquer la langue, même avec ses compatriotes.
Inclassable, ce film qui repose sur les mots. Sibyllin. Impénétrable, comme son héros. Un film qui repose sur les mots, verbeux à en devenir pompeux, d’une belle langue littéraire à en finir trop écrite, et pourtant. Comme si ce film bavard était sans paroles. Paradoxal ? Contradictoire ? Non. Ne dit-on pas parfois de certain.e.s qu’ils.elles parlent pour ne rien dire ? Il y a un peu de cela dans Synonymes. Non pas que le film soit vide et résonne comme une coquille vide, mais c’est dans l’abscondité qu’il excelle. On saisit bien la critique d’un pays destructeur auquel la folie du personnage fait écho. De même, l’enchaînement de scènes et de situations absurdes fait écho avec l’absurdité de l’Etat d’Israël, dont de nombreuses œuvres cinématographiques se font l’écho. Et pourtant, j’ai eu la sensation d’une absence de fil conducteur et de réelle direction, d’un film souvent indéchiffrable, décousu, possédant certes un véritable sujet, mais que le réalisateur ne fait qu’effleurer. Cette œuvre nous questionne, évidemment de par son sujet politique, mais son absence de sens me laisse perplexe, voire sur le bord du chemin, et surtout sans réponses. De Yoav, nous ne savons quasi rien, si ce n’est son obstination à fuir. Quelle fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ? Qu’est-ce qui l’a poussé à fuir sa terre natale et à la haïr de la sorte ? Qui est-il ? L’homme se fait généreux en beaux mots, mais avare en révélations, n’entretenant la flamme de son voisin et ami écrivain charmé qu’à coups de quelques histoires, dont on questionne la véracité. Du poète maudit dans l’allure et dans le verbe, il ressort du brut, du quasi-animal, accentué par un jeu reposant sur un impressionnant travail du corps. Ces cent-vingt-trois minutes où il ne quitte pas l’écran durant, son interprète livre une incroyable performance d'acteur, un premier rôle au cinéma pour un coup de génie. Tom Mercier ne joue pas Yoav : il l’est, habité et possédé par cet être dément et passionné. On le voit d’ailleurs perdu, navigant à perte sans réel but autre que la fuite, sans repères (à l’instar de son pays ?), il suscite en nous le malaise de par cette violente et cette agressivité grandissante, jusqu’à franchir les limites de l’acceptable et à courir encore plus à sa perte. Sa route croisera celle de personnages énigmatiques, compatriotes mystérieux semblant tout droit sortir d’un film d’espionnage, aux obscures activités auxquelles ils cherchent à l’associer. Pourquoi ? Comment ? Autant d’adverbes et de pronoms interrogatifs qui se bousculent à l’issue de la projection.
Au fond, c’est à se demander si l’intention du réalisateur n’est pas de laisser le sujet se suffire à lui-même, au détriment d’un scénario quasi-absent. Ceci n’est pas un portrait, ni même un journal. Ce peut être une chronique d’un séjour avorté en France, et encore que chronique ne me semble pas le terme adéquat, puisqu’il en rapporte peu, des faits concrets. L’absence de concret : là est l’écueil du film, au profit d’un abreuvage d’abstraction ne débouchant que sur une incompréhension. Tout comme Israël marche souvent sur la tête, Synonymes est un film absurde, absurde jusqu’à l’excès et à l’insensé. Nous sommes pris dans un perpétuel passe-passe entre la navrance et l’exaspération, d’une part, et la révélation d’une forme de génie, d’autre part. Au malaise que suscitent de nombreuses scènes (celle du studio photo en est l’acmé) succède le magique saugrenu, des espèces de moments de grâce nous enivrant de leur folie, de la géniale scène du bar de l’hôtel de luxe à celle de l’ambassade israélienne, où Yoav ouvre le cordon pour faire entrer une dense foule faisant péniblement la queue sous la pluie avant d’être tous sortis par une armada de vigiles sortis d’on ne sait où. Au final, pourtant, il semblerait que le navrant l’emporte, particulièrement dans les dialogues où j’ai eu l’impression d’entendre les personnages s’écouter parler tellement la belle écriture initiale se muait en indigeste pompeux dévorant le fond. Car, de fond, le film ne manque pas, encore eut-il fallu dépasser le stade de la simple évocation en la matière, même si je trouve pertinente l’intention de ne pas trop en dévoiler et de ne pas livrer du « clés en main » au spectateur.
De l’immense potentiel de son sujet, Nadav Lapid aurait pu tirer un propos fort et intelligible, alors même que son film se distingue par de vraies qualités de mise en scène et une singulière atmosphère qui nous imprègne l’esprit. Dommage qu’en ayant voulu privilégier la liberté d’interprétation du spectateur, il nous en a ôté l’essentiel : la direction. Pour nous révéler toutefois un immense talent d’acteur et des accès de délire semblables à celui de son pays.