Les Ta ´ Ang, petite ethnie birmane, coincée à la limite entre leur pays et la Chine. Depuis 2015, dans l'indifférence des médias occidentaux, un conflit civil pousse ces populations à trouver refuge dans les montagnes chinoises, voisines. Un refuge totalement inorganisé, laissé à la charge des fuyards qui, par chance, excellent à se construire des abris de fortune avec quelques bambous et des bâches solidement fixées. "Même les oiseaux se sont enfuis", constate, avec un sourire, l'une des femmes en marche, vers la fin du film. Si les caméras des grands médias sont absentes également, celle de Wang Bing est présente. Depuis 2004 et les 9h16 de son exigeant "À l'ouest des rails", en passant par "L'argent du charbon" et "L'Homme sans nom"(2009), "Le Fossé"(2012), "Les Trois Sœurs du Yunnan"(2013), jusqu'à son "A la folie"(2015), telle est la mission que semble s'être fixée cet immense regardeur : être là, se porter témoin, lorsque tous les autres font défection, recueillir. Qu'il s'agisse du démantèlement d'un quartier urbain, du transport du charbon, du quotidien d'un homme ayant élu domicile au fond d'une grotte, des déportés du camp maoïste de Jiabiangou, de trois petites filles pratiquement livrées à elles-mêmes dans les montagnes du Yunnan ou des internés dans un hôpital psychiatrique de la même région, Wang Bing tourne sa caméra vers ceux dont le monde se détourne et, pour proscrire tout voyeurisme ou toute bonne conscience trop rapidement acquise, il s'attarde auprès de ces abandonnés, transformant, pour ses spectateurs, l'expérience de regard en une expérience de vie.


Là réside véritablement la grande prouesse de son cinéma : face à un film de Wang Bing, le spectateur cesse d'être protégé par l'immatérialité de l'image, il se trouve véritablement impacté par une expérience sensible. Le réalisateur, caméra à l'épaule, pose ici son regard sur différents camps de réfugiés, camps dont le nom apparaît à l'écran. Il s'attarde dans chacun d'eux, prenant le temps de faire affleurer tout le quotidien qui parvient à reprendre ses droits dans des circonstances pourtant exceptionnelles : les repas, l'eau des torrents, les jeux des enfants, toujours et encore, comme si ces petits êtres s'attachaient à nier la réalité qui organise pourtant leur existence présente. Tout juste peut-on constater qu'il éclate moins de disputes entre eux que sous d'autres latitudes, que se manifeste peut-être davantage de gentillesse, d'attention... Telle cette toute petite fille, chargeant sur son dos un enfant encore plus minuscule qu'elle, et se redressant en vacillant.


Le filmage se fait plus intense lorsqu'il devient nocturne, lorsque des échanges téléphoniques fébriles ont lieu dans la pénombre, en quête de nouvelles véridiques, lorsque des larmes se dérobent, lorsque des confidences se font quant aux violences côtoyées et souvent fuies de justesse, lorsque des veilleurs s'assemblent autour d'un feu pour partager leur insomnie... On est alors saisi par la pudeur de ces êtres, par l'absence de plainte, de cri, par le sourire discret qui survient parfois sur leur visage, comme une excuse venant adoucir la violence d'un récit...


Et l'on sait immensément gré à Wang Bing de nous avoir mis au contact de cette humanité, de nous en avoir montré la bouleversante grandeur, au cœur même de la déréliction.

AnneSchneider
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le 28 nov. 2016

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Anne Schneider

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