Ce n'est bien sûr pas fortuit que le titre du dernier film du portugais Miguel Gomes affiche Tabou, ni que son héroïne se prénomme Aurora. Deux clins d’œil en direction de Murnau, le génie de l’expressionnisme allemand. Tourné en noir et blanc et format 4/3, l'étrange objet qu'est Tabou est aussi une forme d'hommage au cinéma d'antan, au cinéma muet. Divisé en deux parties précédées d'un prologue énigmatique et onirique, Tabou évoque d'abord un état de gueule de bois - Aurora au crépuscule de sa vie vit recluse à Lisbonne en compagnie de sa gouvernante Santa et épaulée par sa voisine dévouée Pilar - avant de revenir sur les années d'ivresse des décennies plus tôt où elle connut une passion amoureuse foudroyante dans un pays d'Afrique colonisé. Le second chapitre raconté en voix off par l'amant d'alors, aujourd'hui âgé et lui-même vivant à Lisbonne, ne comporte aucun dialogue. On n'y entend que les bruits de la nature luxuriante de l'Afrique, les chants des indigènes, les roulements des fleuves et des cascades, les rugissements des animaux tapis. La priorité est donc donnée au sensuel et au sensoriel car, pour le réalisateur, nos souvenirs sont associés à ces registres bien plus qu'à l'exactitude de paroles prononcées dont la mémoire s'efface ou s'altère. Seul le récit poignant de l'homme qui se souvient suffit à nous rendre proche et palpitante la tragique histoire d'amour. Si Tabou emprunte aux codes du cinéma des débuts, il n'en comporte pas moins une dimension anthropologique manifeste. Dans une contrée indéfinie, Miguel Gomes réussit pleinement en quelques plans à restituer l'atmosphère d'un continent colonisé, voire asservi, par des Blancs omnipotents et condescendants. Loin de tout folklore, le cinéaste fait mouche et preuve d'une réelle justesse. Tabou est bel et bien une œuvre inhabituelle et déconcertante : sa scission en deux volets ainsi que l'absence de dialogues dans le second font d'évidence penser à un autre long-métrage d'un auteur tout aussi radical et formaliste : Tropical Malady du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Ils ont en commun la recherche et l'audace, le défrichage de territoires nouveaux et la géniale intuition de parier sur l'intelligence et la curiosité du spectateur. C'est pour cela que le cinéma de Miguel Gomes est indispensable.
PatrickBraganti
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le 6 déc. 2012

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le 6 déc. 2012

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