Descendant jubilatoire de "La Nuit américaine" (1973), "Tapis rouge" s'inscrit dans la lignée de ces films qui offrent un effet de mise en abîme du cinéma. Mise en abîme ici très directe et étroite, puisqu'il s'agit d'accompagner la démarche d'un groupe de jeunes hommes résidant dans la banlieue de Lausanne et souhaitant soudain, à l'initiative de l'un d'eux, faire un film qui aurait pour objet leur propre vie. Aussitôt dit, aussitôt fait (ou presque). Le projet pourrait être documentaire ; il deviendra film de fiction, confié au réalisateur Frédéric Baillif, et soutenu par des associations ainsi que par la ville de Lausanne. Il retracera l'entreprise filmique de cette petite grappe humaine qui décide de ne plus passer ses journées à servir d'étai aux murs de sa cité mais à tenter de mener à bien son désir de réalisation.
Un comédien professionnel, Frédéric Landenberg, aussi co-scénariste, avec Kantarama Gahigiri, sera greffé sur le projet, dans le rôle de l'éducateur de rue chargé de véhiculer la petite troupe jusqu'à Cannes, durant la semaine de son festival, afin d'y dénicher un producteur susceptible d'être intéressé par le projet. Mission sociale oblige, ce Fred, secondé d'une irrésistible Mélissa fraîchement recrutée, transforme ce trajet relativement bref en parcours éducatif, faisant halte devant le Palais du Facteur Cheval ou s'égarant dans les vignobles, sans compter les montages de tentes dans les campings qui abritent leurs nuits.
Après la mise en place du projet, le scénario, à la faveur de cette navigation encapsulée dans le monospace conduit par Fred, approfondit la peinture des différentes personnalités qui composent cette troupe originale : le concepteur du projet, beau jeune homme colérique et imaginatif, flanqué de son petit frère aussi désarmant qu'exaspérant, enfants que l'on découvre tardivement issus d'une mère violente, et non partie en Afrique comme ils tentent de le faire croire ; contrastant avec ce jeune frère draguant tous azimuts, Ali, petit homme roux, figure complexe et attachante, qui confie dans une scène bouleversante son émoi au contact des femmes et sa difficulté à les approcher ; un DJ au regard grave, que l'on a vu en suicidaire sauvé de justesse par Fred, sorte d'éminence grise du groupe... Quatre visages parmi quelques autres, personnalités singulières à l'extrême, toutes à vif mais cachant leurs blessures, sauf lorsque le cadre explose, ce qui se produit plus souvent que ne le voudraient les animateurs...
A la différence de toute cette déconstruction que recueillent les images, les plans sont aménagés, soignés, apportant une stabilité qui va se mettre à structurer peu à peu ces personnages en état d'implosion constante. D'ailleurs les éclats de voix s'apaisent progressivement, des moments de silence peuvent même être goûtés. Et la musique, ponctuelle, travaille toujours un écart et vient faire entendre une autre voix dans la narration.
L'on n'est pas près d'oublier l'incroyable scène à laquelle aboutit tout ce périple : scène matinale, qui montre, au ralenti, chacun des protagonistes s'extrayant de sa tente - pour la circonstance, individuelle -, revêtu d'un smoking avec nœud papillon ; armée de Men in Black semblables à autant de poussins sortant de leur œuf, au son d'un orchestre jazz de cuivres glorieux...
Soudaine éclosion du titre, dans nos esprits, qui mesurent le cadeau offert par l'existence à ces jeunes gens : "tapis rouge" déroulé sous leurs pieds pour réaliser leur projet, "tapis rouge" de Cannes foulé par leurs pieds virginaux, et enfin "tapis rouge", grâce au succès remporté par ce film issu d'une économie participative, succès qui vaut à l'équipe du film nombre d'invitations dans des festivals internationaux, aux quatre coins de la planète.
"Tapis rouge", quand seul risquait d'être foulé le bitume des cités, ou le ciment des prisons... Il n'est pas si fréquent que les protagonistes d'un film puissent se dire sauvés par le cinéma !