Tardes de soledad
8.1
Tardes de soledad

Documentaire de Albert Serra (2024)

Tardes de Soledad commence par – je dois bien l'admettre – deux plans qui sont parmi ceux qui m'ont le plus ému au cinéma. On y voit un taureau, noir, la nuit, qui marche lentement au milieu d'une forêt à peine discernable. On entend le moindre frémissement de feuille craqueler sous ses sabots, et surtout son souffle puissant. Cette scène, je le sentais, le redoutais, serait la seule où nous serions avec le taureau. Durant tout le reste du film nous sommes avec Antonio Roca Rey, célèbre toréador, qu'Albert Serra suit dans son nouveau long-métrage. C'est avec lui et sa cuadrilla que nous irons aux taureaux.

Tardes de Soledad est le premier documentaire d'Albert Serra. C'était un genre qu'il avait tendance à mépriser car le documentaire occulte le travail de direction d'acteur (puisque de fait il n'y a pas d'acteur dans le documentaire). La direction d'acteur c'est ce qui pour Serra définit le style d'un cinéaste. Une direction d'acteur suppose tout un rapport à la mise en scène. Il est ainsi stupéfiant de constater que formellement peu de choses distinguent Pacifiction et Tardes de Soledad. Les deux films baignent dans la même lumière, Antonio Roca Rey est filmé comme l'était Benoît Magimel, et le travail sur la bande son d'un discret et savant avant-gardisme est ici reconduit.

Le choix du documentaire est une contrainte. Serra voulait faire un film sur la corrida. On voit ce qui peut l'intéresser dans ce sujet, seul rituel traditionnel occidental encore existant d'après ses mots. Non seulement la corrida est un sujet passionnant précisément pour son aspect rituel, sa dimension spectaculaire, et aussi sa grande violence, insoutenable ; mais elle est aussi un sujet passionnant visuellement. Si Serra s’ennuie du monde contemporain et ne trouve comme moyen de réaliser un thriller politique qu'en affublant les personnages de chemises hawaïennes, les costumes des toréadors se révèle aussi des costumes anachroniques, hors de ce temps. Mais problème : un homme ne peut être toréador et acteur. La corrida résiste à la direction d'acteurs, c'est une performance en soit que l'on ne peut rejouer (la direction d'acteur de Serra fonctionnant elle-même comme une performance). Alors Albert Serra n'eut d'autre choix que de passer au documentaire le temps d'un film.

Mais il l'abordera comme il aborde ses films de fictions : les fameuses trois caméras, disposées à différents endroits, filment inlassablement durant plusieurs heures les corridas de Roca Rey, privilégiant un cadrage serré, laissant passer sans gêne d'autres éléments aux premiers plans bouchant ainsi la vue. Pour le son, des micros sans fils ont été fixés sur le toréador et les autres personnages. Il faut dire que le son, peut-être encore plus que dans ses autres films (or c'était déjà une immense qualité de ses précédents longs-métrages) est d'une précision inouïe, et que c'est la première fois que l'on capte la corrida avec autant de réalisme cru : non seulement nous entendons tout ce que dit le toréador, tout ce que lui dit sa cuadrilla, mais aussi le moindre déplacement, les coups infligés, et surtout le puissant souffle du taureau.

Ces scènes de corridas sont le cœur du film comme on s'y attend. Elles sont dures. En raison de cette captation d'une grande précision. On y découvre ce qu'est la corrida. Pour la plupart nous savons de la corrida qu'il s'agit d'un spectacle où un matador fait souffrir un taureau jusqu'à la mort, que c'est un spectacle très violent et moralement plus que douteux. Dans les corridas du film nous découvrons (si nous l'ignorions) qu'il s'agit d'un spectacle très codifié, un véritable rituel, qui se déroule comme suit : après quelques passes avec le taureau pour juger son comportement, un picador à cheval lui plante une lance dans la nuque pour l'affaiblir. Ensuite un banderillero plante des bâtons appelés des banderilles dans son garrot, et la corrida s'achève avec le cœur du spectacle : la mise à mort, qui est précédé d'un long moment que l'on appelle la faena de muleta, dans lequel le matador fait des passes avec sa cape rouge pour épuiser le taureau. Une fois le public ravit (nous y reviendrons) le matador plante une épée à l'endroit dit de la « cruz » (croix) vers le garrot. Une fois à terre, on plante un poignard au-dessus de sa colonne vertébrale pour le tuer. Après quoi le public applaudit le matador, et un attelage de chevaux récupère le corps de l'animal.

C'est ce que l'on verra, plusieurs fois, au cours du film. Les mises à mort sanglantes de taureaux s'enchaînent, toutes très violentes. C'est la première fois que vous verrez du sang au cinéma disait Serra à raison. Même un spectateur comme moi, qui attend ce film depuis son annonce et qui supporte plutôt bien les images violentes, je me sentais pris d'une pulsion. J'avais envie de quitter la salle. Je savais que je ne le ferais pas, mais le film me mettait dans un inconfort physique très dur. Il y a quelque chose d'enfermant, d'anxiogène. Car Tardes de Soledad n'est pas un film sur la corrida. C'est un film dans la corrida. Il est entre le matador et le taureau. Il filme tout avec une intimité désarmante. Nous verrons tout de la bravoure et du narcissisme de Roca Rey, et nous verrons tout de la souffrance invraisemblable des taureaux. Nous sortirons peu de l'arène, nous verrons juste de temps en temps Antonio Roca Rey et sa cuadrilla dans un bus après les corridas, et quelques scènes dans la chambre du toréador dans lequel celui-ci se prépare. Mais le film évite tout systématisme dans sa structure narrative, et bien que construit autour des corridas, une scène n'en succède jamais une autre de façon évidente et sans surprise.

Le film se concentre sur la figure d' Antonio Roca Rey, et c'est de son point de vue que le film est redoutable, sans pitié, mais sans jugement pour autant. Tardes de Soledad est son portrait. Il n'y a pas de trait d'égalité tiré entre Roca Rey et les taureaux qu'il affronte. C'est un portrait du toréador à partir de ses mises à mort. J'aurai du mal à écrire à son sujet. C'est un des personnages les plus étranges et fascinants qu'il m'est était donné de voir. Du moins rarement (voire jamais) je n'ai autant réfléchi à un personnage après un film. Ce dernier est plutôt monolithique quand sa cuadrilla est grivoisement joviale (les couilles de Roca Rey seront presque leur seul sujet de conversation), il est d'un calme professionnalisme tout au long de ses corridas, nous faisant mesurer la dimension routinier de la chose (ce qui m'est littéralement incroyable). Mais ce qui rend son personnage encore plus trouble, c'est que Roca Rey a été payé pour le film, et agit nécessairement en fonction de la caméra. Il est impossible de ne pas l'imaginer se représenter en glorieuse figure tauromachique et en même temps échouer cruellement, car le dispositif de Serra, sans pitié, le représente être en représentation. La Soledad du titre, la solitude l'après-midi, nous rend ce personnage d'une grande tristesse. Un homme seul, qui passe ses après-midi à tuer des taureaux. On le voit s'imaginer (sûrement sérieusement) investi d'une mission spirituelle, risquer sa vie plusieurs fois par semaine, et récolter les applaudissements de la foule. Quelle triste et étrange solitude...

Les applaudissements de la foule, justement, intéressent notre matador, que l'on voit s'inquiéter de l'avis de la foule sur sa prestation. J'ai appris en effet par la suite qu'il existe ce que l'on appelle la bronca. C'est un mot employé dans la tauromachie pour désigner la désapprobation bruyante de la foule durant une corrida jugé insatisfaisante. On peut sans problème dire que la foule est le pire personnage dans cette histoire. C'est pourquoi Serra l'a tout simplement exclu de son film. De la foule nous n'entendrons que les hurlements et applaudissements. Cela renforce l'intimité entre le matador et le taureau à un haut point. Et coup de génie : Serra en filmant ce que le public ne voit pas, les fait applaudir à ce qu'ils ne voient pas, c'est-à-dire un taureau agonisant.

Mais revenons à notre point de départ : ces taureaux. Nous allons à eux. Ils sont dépeints par la cuadrilla comme des menaces et de fait ils peuvent tuer le matador, mais dans le même temps tout est si déséquilibré. À la moindre blessure de ce dernier, toute son équipe accourt pour le secourir, on insulte et saigne autant que nécessaire le taureau. On ne cesse de faire des grimaces intimidantes. Et au milieu de tous ces difficiles moments, il y a quelques précieux plans dans le film, rares, où lors d'un temps creux, on voit le taureau, seul à l'image. Il regarde. Et nous spectateur découvrons qu'ils ont un regard aussi beau que l'âne Balthazar, lui aussi un martyr. Lors de ces brefs instants on voit que les taureaux, comme beaucoup d'animaux (tous?) ont une puissance cinégénique mille fois supérieurs aux humains. Ce sont des moments de suspens, de calme, où l'animal persécuté reprend son souffle. Ce sont des martyrs que l'on humilie et épuise jusqu'à la mort. Et comme on ne peut mesurer la beauté d'une harmonie qu'en la brisant, quel meilleur moyen de montrer la vie, la vie qui résiste, que de la montrer épuisée ? La vie, épuisée, qui résiste, c'est le souffle des taureaux.

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le 28 oct. 2024

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