Difficile aujourd'hui de s'intéresser au cinéma américain, voir au cinéma tout court sans passer par Taxi Driver de Martin Scorsese. Le film a fait et fera encore couler beaucoup d'encre à n'en pas douter.
Le scénario a été écris en quelques jours par un Paul Schrader en pleine dépression et profondément marqué par l'Américanisme qu'il va alors critiquer à travers ce récit pendant près de deux heures.
Dès l'introduction, le talent de Scorsese est à l'oeuvre et il y a d'ores et déjà tous les éléments pour expliquer le passage à la postérité de cette oeuvre. C'est sous la musique du légendaire Bernard Hermann que s'ouvre le film sur un taxi inquiétant, des plans de la ville de New York se résumant à des tâches de lumières de toutes les couleurs dans la nuit, et quelques gros plans sur le visage de notre héros, Travis Bickle, marine solitaire ici interprété par un Robert De Niro prodigieux, éclairé par des lumières rouges et bleues. Les couleurs dans ce film ne seront jamais anodines...
Le bleu et le rouge donc, dès l'introduction, qui peuvent évoquer l'américanisme, les couleurs du drapeau, ou tour à tour la violence ou la peur. Toutes les interprétations sont possibles, mais ce qui compte c'est que ces plans feront un parfait effet de boucle avec la fin du film, j'y reviendrais.
Immédiatement après vient le jaune dans un entrepôt de taxi. Pour tous ceux n'ayant pas fait attention à ce détail, il est colossal. Le jaune dans ce film - qui renvoie au moyen de locomotion de notre héros - n'est jamais laissé au hasard dans un plan. Pour exemple, lorsque Travis osera enfin s'approcher de Betsy (la femme qu'il admire et aime observer, lui enfermé dans sa carlingue canari et elle cloîtrée dans ses grands bureaux vermeils), il arrivera vers elle - drapée de rouge - dans un costume bordeaux pour l'emmener dans un restaurant où la quasi totalité des plans laisseront traîner un élément jaune dans le fond derrière Travis et des passants en costard derrière Betsy.
Le film déroule sa palette, son génie de mise en scène, le placement millimétrée de chaque élément de décors et personnage ainsi que le timing parfait de montage de Tom Rolf, mais pour poursuivre ma critique, je ne puis décemment écrire sur des pages entières le descriptif de chaque scène. En revanche, une lecture critique du film m'oblige à prendre en compte un deuxième élément : les miroirs.
En particulier, le rétroviseur central du taxi présente un usage intéressant dans le film. Tout au long de la première partie, trois personnage apparaissent dedans : il y aura tout d'abord le candidat au poste de sénateur Charles Palantine, puis directement après Iris, une jeune prostituée voulant fuir les trottoirs, rejoint par Sport, son maquereau sous les traits d'Harvey Keitel en grande forme. Le dernier à y apparaître sera un mari jaloux et rendu fou par l'adultère de sa femme dont l'ironie aura voulu qu'il soit joué par Martin Scorsese lui-même. Cet époux psychotique lâchera dans son monologue deux éléments que je retiens : "nègre" et "44 magnum". À partir de là Travis cherchera une arme, commencera par un 44 magnum et amorcera des relents antipathiques envers les noirs (la scène de discussion avec Sorcier qui suit est assez éloquente, Robert De Niro sous des spots rouges agressifs fixant des afro-américains passant sous ses yeux...). Appuyant ma théorie sur la couleur, on peut noter que les trois personnages qui passeront dans le rétroviseur le feront avec des éléments de lumière verts poisseux environnant.
À ce stade, ceux qui ont déjà vu le film ont probablement compris où je voulais en venir car par la suite
Travis va tuer un noir, va tenter de tuer Palantine et va terminer sa croisade par un bain de sang incluant Sport pour libérer Iris.
Avant cela apparaissent les préparatifs où Travis sera souvent confronté à son reflet dans sa chambre, le laissant peu à peu prendre le dessus sur lui.
Au final, les derniers à passer dans le rétroviseur du taxi seront Betsy et surtout Travis lui-même, sur un des derniers plans du film. Ayant été porté aux nus pour ses exactions morbides, l'ancien marine semble être parvenu à trouver un "équilibre" et file à travers New York dans son auto lorsque la musique de Hermann s'emballe, apparaît alors succinctement Robert De Niro, éclairé de rouge sang dans le rétroviseur, annonçant un retour au départ, la reprise d'un cycle de violence, la survie de cette partie infernale de son esprit.
Pour beaucoup, la lecture des derniers plans de Taxi Driver, faisant suite à un plan zénithal et spirituel qui révélait toute l'horreur de la "libération" de Iris, voient la fin comme une séquence onirique. L'esprit de notre héros l'aurait alors quitté, le plan zénithal serait une vue subjective de ce corps éthéré, et la "gloire" qui suit ne serait qu'un fantasme.
Je pense que cette théorie invalide la pensée anti-américaniste qui habitait Paul Schrader lors de l'écriture (et qui le poursuivra pendant quelques temps au vu du scénario de Blue Collar) et qui personnellement m'apparaît fondamentale (entre le rapport à la figure christique du martyre, l'ancienne appartenance aux marines, la fascination pour les armes...). Car si cela est vrai, cela veux dire que les journaux américains n'ont pas starifié Travis pour son acte. Hors, c'est en voyant Sara Jane Moore - qui avait tenté de tuer le président Ford - en couverture de magasine que Paul Schrader eut l'idée du film. Cela dit, "l'esprit" libérée pourrait être la partie haineuse de Travis, temporairement relâchée... On peut également trouver l'interprétation du scénariste sur une conversation Reddit qui abonde dans ce sens : "The epilogue is not a dream sequence, it's just the restarting of the movie".
Toutefois, aussitôt projeté sur grand écran, un film échappe à ses créateurs et appartient à son public et c'est aussi pour ça que Taxi Driver est un incontournable : parce que sa fin reste ouverte à toute les lectures, et c'est pour cela que je continuerai de le revoir à chaque fois que je démarrerais un nouveau cycle américain de cinéma.