Laborieux et faux...
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C’est une sensation bien étrange que de quitter un film sur un simple écran noir, sur une adresse du réalisateur, sans générique pour enterrer la fiction, pour ancrer le mérite et laisser le réel reprendre son empire. Comme le sentiment que le film s’échappe, qu’il se dérobe sous les pieds : c’est un de ces noirs qui conclue Taxi Téhéran, marquant le point culminant d’un film au charme ubuesque, s’escrimant à naviguer entre poésie et politique.
Car, charmant, le film l’est assurément. Panahi parvient à lover son spectateur dans une succession de moments délicieux, drôles, perdus dans la ville iranienne et sa circulation un peu barrée. Une discussion perçue comme politique (sur la peine de mort) en scène d’ouverture, entre une femme et un homme, se trouve désamorcée par le fait que l’homme est lui-même voleur à la tire, favorable à la peine de mort pour les voleurs parce que simplement attaché au prestige du vol, méprisant les menus larcins.
C’est toute la malice de Panahi qui se dévoile dans ce simple premier plan fixe : la grande force de Taxi Téhéran tient à ce qu’il désarçonne sans cesse le spectateur sur ce qu’il voit. L’attendu brûlot politique se fond rapidement en simple boite noire d’un Iran en perdition, civilisation brillante et société gangrénée. Le film n’est pas non plus, comme on l’entend crier un peu partout, un portrait du pays et de ses habitants, mais tout au plus une galerie de personnages : Panahi déjoue d’abord la posture du réalisateur résistant, seul témoin de son temps, pour embrasser la voie d’une sorte de Freaks à huis clos, ballotant dans son taxi branlant des monstres contemporains.
La poésie nait miraculeusement de ces rencontres insolites en gros plan: un nain pirate de films étranger, suant à grandes eaux ; un accidenté et sa femme hurlant toutes les larmes de son corps ; deux vieilles femmes misant leur réincarnation sur des poissons rouges… Personnages atypiques, qui deviennent carrément ambigus quand ils rendent floues les limites entre réel et fiction : « je sais que vous tournez un film, M. Panahi », évoque le revendeur de DVD volés. Mais ne joue-t-il pas son propre rôle ? Et cet étudiant en cinéma, le neveu de Panahi dans la vie, discute-t-il avec son oncle ou prend-t-il des renseignements auprès d’une idole comme on tente de le faire voir à l’écran ? Le charme ubuesque de Taxi Téhéran est chargé d’un flou effaçant les repères entre documentaire et fiction.
Cette sensation de se balader en eaux troubles est renforcée par le jeu perpétuel sur l’image et le format, purement technique, du film. A plusieurs reprises, des téléphones relaient les caméras fixées par le réalisateur dans son taxi : un iPhone vient capter un testament, mais continue à tourner après que le mourant soit sorti du cadre, comme s’il ne fallait pas perdre une miette du tragique de la situation. Et une petite fille, appareil photo de fortune à la main pour réaliser son film, reflète la mise en abyme incessante du film, qui oscille majestueusement dans les niveaux de réalité et de prise de vues, avec une idée en tête : ne jamais cesser de tourner. Même dans un taxi, même avec l’image crasseuse d’un téléphone ou d’un appareil malmené, ne jamais cesser de capturer les instants précieux qui se jouent et les rencontres attendues d’acteurs feintant le réel. Toujours faire du cinéma, en somme.
Taxi Téhéran devient le film amer que l’on attendait qu’il soit au départ, au moment où l’on y croyait plus : le propos se fait finalement politique, dans le crève-cœur qu’a le réalisateur à opposer la vie et le cinéma. La vie, c’est l’Iran, 40 ans de censure et de répression des âmes, un Téhéran moderne mais coincé dans sa bulle ; le cinéma, c’est la pacotille de ses trois caméras dans un taxi, le geste désespéré et audacieux de l’opposant politique. Dans le visage de cette petite fille souhaitant faire son film, ce sont les monstres du régime islamiste qui s’expriment : elle sait déjà qu’elle ne pourra pas tout tourner, ne semble même pas imaginer la liberté. Cette petite fille, c’est l’innocence corrompue d’une jeunesse qui ne se révolte plus, d’un pays qui se meurt en s’asphyxiant. Elle est le monstre islamiste, la flamme éteinte. Et sa discussion avec Panahi, rythmée et malicieuse, semble pleine de douleur pour le réalisateur.
Elle incarne la culture iranienne, restreinte à se taire dans un taxi en forme de boite noire, réduite à tout filmer pour un peu respirer : la dernière scène sonne comme un coup de grâce, mais aussi comme l’espoir d’une rédemption. Panahi, dont le précédent film avait quitté l’Iran dans une clé USB dissimulée dans un gâteau, livre finalement une fresque minimaliste et drolatique, toujours brillante et dans le fond amère : une grande bouffée de cinéma.
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le 2 mai 2015
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