Terre promise s’ouvre sur un nocturne biblique – dans la nuit du désert, des chameaux, des barrissements, des silhouettes humaines, des chiens, une caravane qui s’immobilise à proximité de murs ruiniformes, et des feux, l’installation d’un bivouac. Mais en surplomb la lune, au début discrète, devient énorme, tantôt voilée derrière un nuage, tantôt aveuglante, à présent constamment présente comme un œil inquisiteur, presque menaçant. Et la caméra (portée) commence à s’agiter hors tout contrôle sitôt que l’on est tout près du feu de camp. Les visages émergent à peine d’une obscurité épaisse. Et les conversations s’entremêlent, par bribes, trahissent des failles dans la communication. Deux langues, de l’Arabe et un autre idiome. Les femmes et les hommes ne parlent pas la même langue, ne se parlent pas en fait. Le discours des hommes, assez indifférent au début semble renvoyer à une routine, celui des femmes, d’abord détendu (des touristes en safari ?) finit, peu à peu, par tourner à la perplexité, puis à l’inquiétude à mesure qu’elles sentent que les conversations des hommes tournent autour d’elles, et que dans l’obscurité des regards les scrutent. Et la caméra, frénétique, tourne autour des visages, les perd, s'affole.
Un homme se lève. Attrape une des femmes, une des plus jeunes. L’entraîne, sans ménagement et sans mots. Elle résiste à peine.
S’enchaînent alors, dans la confusion des images et de la nuit, mouvements saccadés, incontrôlés, mal cadrés et nouvelles lueurs trouant l’obscurité, une suite de scènes assez glauques, assez terrifiantes – mais dénuées de tout voyeurisme. Il n’est plus question de femmes mais de viande.
• Le ballet des voitures et de leurs phares tournant comme de gros bourdons dans la pénombre autour de la caravane à présent si peu humaine ; et sous les ordres du camelot en chef (Anne Parillaud, glaçante), la mise en vente de la marchandise, aux enchères, avec des variations de prix liées à la qualité des seins, des fesses exposées, du professionnalisme ou du vice supposés, de la jeunesse ou de la virginité supposée ; la caméra devient épileptique, les corps sont à peine entrevus, les enchères montent, comme à la foire aux bestiaux ;
• Le passage de la frontière, presque facile, chaque fille, chaque estonienne égarée, à présent escortée, bousculée, traînée par son passeur, dans des courses incertaines et heurtées au milieu d’une foule totalement indifférente ;
• La scène atroce de la douche glacée et collective, avec lances d’arrosage, dans un décor industriel et sinistre, évoquant d’autres lieux concentrationnaires … sous les ordres du kapo en en chef (Anne Parillaud, toujours) …
Ces séquences juxtaposées, liées essentiellement par le mouvement ininterrompu de la caméra portée, jusqu’à la nausée, traduisent avec force et avec un réalisme presque documentaire une manière d’urgence, une frénésie, « quand l’arbitraire de la caméra rencontre l’arbitraire imposé aux femmes », selon les mots même d’Amos Gitaï, parfaitement relayés par la photographie de Caroline Champetier.
La difficulté peut résulter, d’abord de l’indétermination consécutive – les personnages ne sont pas identifiés (on n’est même pas sûr de suivre, d’une séquence à l’autre, le même groupe de femme), les lieux sont également indifférenciés, même lorsque des noms de ville, incidemment, sont cités – aucune empathie possible donc, pas de compassion, essentiellement du dégoût.
Et plus encore la tentative , très reportée, d’insérer ce document dans une fiction tourne rapidement à l’échec : d’abord à travers l’évocation, par la mère maquerelle (Hannah Schygulla, vieillie et boursouflée) de sa propre aventure et de son passé improbable ; puis par l’introduction d’un nouveau personnage féminin (interprété par Rosamund Pike) dont l’identification est incompréhensible : est-ce une auxiliaire des trafiquants, une accompagnatrice neutre, une autre prisonnière ayant un statut différent, une image de la maquerelle pendant sa vie d’avant, un symbole … – à chaque instant, une nouvelle option peut être envisagée. Et la longue séquence évoquant, à travers le souvenir et le rêve, le passé confondu d’une des jeunes estoniennes (que le réalisateur a choisi à présent de privilégier) et de ce personnage non défini, avec des paysages de Russie dans la neige, des chants dans une église orthodoxe, un chat … tout cela semble, définitivement, incompréhensible.
Et de la même façon la réflexion politique n’échappe pas à la confusion ambiante – la part revenant aux Israéliens dans la traite des blanches semblant ainsi largement indéterminée, les trafiquants étant soit des Arabes (les passeurs), soit des Européens émigrés (la mère maquerelle et sa principale lieutenant, elle-même sans doute une ancienne prostituée), ou à nouveau des Arabes (comme l’énigmatique et très peu rassurant Youssouf, celui qui se partage apparemment le marché du sexe avec le personnage interprété par Hannah Schygulla. Ce marché, ces réseaux et ces mafias paraissent pour le moins très internationaux.
Il reste une réalisation originale, marquante, forte. Des audaces aussi, la plus forte étant sans doute le parallèle entre le lieu de détention des femmes et les camps de concentration d’hier.
Et Terre promise parvient même à ouvrir des perspectives politiques intéressantes et assurément originales :
• à l’heure où Israël tente de totalement verrouiller ses frontières, l’aisance avec laquelle les trafiquants et leurs victimes franchissent celles-ci est sans doute une façon très forte de marquer le pouvoir de l’économie (ici avec un commerce aussi singulier que rentable) moderne, par delà toutes les options politiques ou militaires retenues ;
• et la conclusion du film est pour le moins saisissante et cynique, une explosion terrifiante et – le salut par l’apocalypse. Now ?