Malgré la centaine (voire davantage) de gialli évoqués dans Médusa Fanzine, nous n’avions pas encore consacré un chapitre au captivant Terreur sur la lagune réalisé en 1978 par le peu prolifique Antonio BIDO (7 films au compteur seulement dont 2 gialli, l’autre s’avérant Il gatto dagli occhi di giada . La très belle édition du Chat qui fume me permet de réparer cette omission.
Avec la fin des années 70 s’annonce le déclin du giallo, un genre « feu de paille » dont l’incandescence paroxystique (entre 1968 et 1975) nous a révélé quelques chefs d’œuvre et conféré à ce genre une aura quasi mystique encore bien vivace à l’heure de la marvelisation du cinoche, des CGI et du found-footage. Aussi incroyable que cela puisse paraitre, le giallo a marqué au fer rouge notre cinéphilie, créant un folklore reconnaissable entre tous (une unité de thèmes dirons-nous) et offrant un statut culte à certaines bandes qui n’en demandaient pas tant, rattachées parfois par capilotraction extrême au corpus giallesque. Ces incunables, pas toujours inintéressants, servaient la plupart du temps à faire mousser les fins connaisseurs, quelques happy few (dont je fais partie) qui veulent tous les avoir vus : surtout ceux que personne n’a visionnés ! C’est ainsi, le giallo entretient et cultive les pires penchants des monomaniaques : collectionnite aiguë, adulation aveugle et tout un cortège de petites tares finalement moins graves qu’une infection sexuellement transmissible mais tout aussi démangeantes.

Solamente nero n’appartient pas à la catégorie des invisibles, des raretés à dénicher sous le sabot d’une pouliche puisque, déjà aux glorieuses heures des vidéoclubs, nous pouvions le visionner, édité par deux fois qu’il fût : par Hollywood vidéo (Terreur sur la Lagune) et DEC (sous le titre mystérieux d’Ombres sanguinaires, traduction plutôt inspirée du titre anglais). Des versions hélas écourtées et souffrant d’un doublage français calamiteux (le personnage de Stefania CASINI principalement). Heureusement pour nous, le chat qui fume ne se contente pas de ronronner mais édite des combos Blu-Ray / DVD à faire pâlir la plus blême des paires de fesses. Enfin, nous pouvons visionner dans une copie digne de ce nom une version intégrale de cet excellent long-métrage. Si les scènes additionnelles ne constituent pas des séquences de suspense ou de meurtres (du moins dans leur modus operandi), elles donnent plus de corps à une intrigue qui reprend les principales antiennes du genre (l’élément pictural déterminant, le souvenir traumatique refoulé de l’enfance, les notables corrompus, les secrets de polichinelle tus et la profonde et cupide noirceur de l’âme humaine). Nous sommes naturellement en terrain connu, dans les chemins balisés d’un genre très codifié. Or, en 1978, il convient d’y ajouter une once d’originalité, BIDO s’en accommode en situant son récit à Venise, pas la Venise des cartes postales et des touristes nippons qui kodakent tout ce qui passe dans leur champ de vision mais une ville lugubre, humide (pléonasme), grise et hors du temps. Un environnement qui sied parfaitement pour créer une atmosphère étrange. En outre, un peu comme Pupi AVATI avec La Maison aux fenêtres qui rient, Antonio BIDO réalise un giallo provincial en opposition au canon du genre plus friand d’une certaine bourgeoisie urbaine et décadente (ou encore d’une certaine jetset noceuse et oisive). Nous ne croisons que des traîne-misère dans le frimas des ruelles du Venise de BIDO, des gueules patibulaires, des tronches aigries et des existences meurtries par des deuils ineffaçables. Ce n’est pas la foule des grands jours. Antonio BIDO nous épargne même le souverain poncif de l’envol des pigeons idiots de la place Saint Marc, rien que pour ça, nous l’adoubons ! Autre point commun avec La Maison aux fenêtres qui rient et pas des moindres, le héros se nomme Stefano et est interprété par le même comédien (Lino CAPOLICCHIO) renforçant l’analogie entre les deux œuvres.

Stefano, un prof de maths, revient se gondoler à Venise (désolé moi aussi j’aime les clichés). Il y retrouve son frangin Paolo (incroyable Craig HILL au regard pâle comme un soleil d’hiver plus habitué aux chevauchées des westerns européens qu’à la défroque d’un homme d’église), prêtre dans la cité lacustre. Lors du voyage, il fait la connaissance de Sandra (Stefania CASINI), une peintre revenant aussi sur les Terres de son enfance. Ils filent bientôt le bel amour sans doute revigorés par l’air mortifère ambiant. Un soir, alors que l’orage fait rage (et c’est tout ce que nous lui demandons), Don Paolo assiste impuissant à un meurtre par étranglement devant son presbytère. Dans l’averse, il ne peut déceler le visage de l’assassin mais ce dernier se pensant démasqué envoie des messages au curé, des messages tapés sur une vieille machine à écrire dont le T est défectueux (détail important et nous le savons : le diable est dans les détails).
Bientôt, d’autres assassinats ont lieu, aussi variés que violents. Qui donc peut en vouloir à cette communauté de tordus (un Comte pédophile, une faiseuse d’ange, une vieille dame handicapée, un médecin corrompu, une médium maitre-chanteuse) ? Est-ce le père rongé par l’alcool de la fille lâchement occise il y a des années de cela et dont le crime a été étouffé ? Est-ce le fils dégénéré (Gianfranco BULLO) de celle qui pratique des avortements sur des mineures (troublante Juliette MAYNIEL) ? La solution apparait comme au commissaire Bourrel dans Les cinq dernières minutes dans un Deus ex-machina expiatoire traditionnel du genre. Cela permet également à BIDO de rendre un hommage (volontaire ?) à l’un des pères fondateurs ou inspirateurs du genre, j’ai nommé Alfred HITCHCOCK via une séquence rappelant l’apex de Sueurs Froides. Je n’en écris pas plus pour ne pas déflorer la virginité de l’intrigue et laisser la surprise à ceux qui n’auraient pas encore vu le film.
Notons tout de même que si le scénario n’évite pas quelques redites par rapport aux productions précédentes, il réserve tout de même quelques surprises et, surtout, il s’autorise quelques coups de griffes à l’encontre de la société italienne sclérosée par des tensions intestines et à bout de souffle lors des années de plomb. Une pauvre femme vient ainsi quémander de l’aide auprès du curé pour qu’il interfère auprès d’un aristocrate pédophile. Faut dire que les carabiniers sont plus doués pour les calembours homophobes que pour protéger leurs administrés. Don Paolo se fait joyeusement envoyer sur les roses par le Comte Pedrazzi (Massimo SERRATO) dont le sentiment d’impunité témoigne de la gangrène sociétale. Stefano agit comme un grain de sable dans une belle mécanique, son éloignement lui permet, en outre, de mettre à jour les secrets les plus inavouables de ce petit monde. Seule la love story entre le prof et la peintre s’avère un peu trop artificielle, un peu trop plaquée, posée comme pour contenter la midinette qui se serait aventurée dans un cinéma par hasard. La scène d’amour, sur une peau de bête devant la cheminée, frôle le ridicule et n’évite pas le risible. D’autant que Stefania CASINI, plate comme une limande, n’a pas le corps sensuel d’une FENECH ou d’une BOUCHET. C’est là où le bât blesse, arguerons quelques esprits grincheux. En effet, Terreur sur la lagune n’est pas très bandant et ne donne pas dans le sexy. Cela aurait sans nul doute nui à l’homogénéité du métrage. BIDO semble visiblement plus inspiré par quelques moments de tensions bien sentis : une caméra subjective qui suit Sandra dans les venelles de la Cité, le curé aux prises avec un agresseur dans un cimetière le soir tombé.
Il convient de souligner un autre atout favorisant ce cachet de mystère ténébreux : la musique de Stelvio CIPRIANI, alternant entre musique électronique quasi industrielle et des mélodies plus traditionnelles. Cela joue indéniablement sur l‘atmosphère générale du métrage. Un délice de bande-son que vous pourrez écouter à la nuit tombée dans votre maisonnée puisque Le chat qui fume a eu l’idée ingénieuse de joindre la B.O du film à son combo. Du très bel ouvrage assurément, un joli écrin pour un film qui mérite d’être redécouvert comme beaucoup de gialli des dernières années de la décennie prodigieuse, beaucoup plus palpitants que ce que l’on a écrit la plupart du temps.

Didier_Lefevre
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le 25 févr. 2020

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