Troisième long métrage que Robert Altman réalisa pour le cinéma, That Cold Day in the park peut apparaître comme le premier film personnel du réalisateur, le premier où il développe sa vision critique de l’Amérique, et sa première grande réussite.
Frances est une femme de la haute société. Et il suffit à Altman d’une scène d’ouverture pour croquer cette bourgeoisie nord-américaine (le film se déroule à Vancouver), au cours d’un dîner quasiment filmé comme une agression permanente envers Frances. Remarques acerbes, critiques régulières, manque total d’empathie et d’altruisme : cette bourgeoisie est le lieu de l’enfermement sur soi et de son corollaire, le rejet de l’autre. Il faut entendre les propos tenus sur le garçon qui attend sous la pluie glaciale, assis sur un banc du parc pour prendre la mesure de cette intolérance envers autrui.
Frances est tout de suite montrée comme étant différente : elle fait certes partie de cette bourgeoisie, mais elle semble attirée par cet inconnu. Au point d’aller le voir au parc et de l’inviter chez elle.
Arrivé là, le spectateur peut se croire en terrain conquis. Mais That Cold Day in the park est un film déroutant, qui ne va jamais là où on l’attend.
Histoire d’une gentille bourgeoise qui, contre l’avis de sa classe, va aller à la rencontre des plus faibles ? Non.
Histoire du SDF qui va bouleverser les codes de la bourgeoisie, un peu comme le Boudu de Renoir ? On pourrait le croire au début, mais finalement non.
Histoire d’un couple improbable, d’un amour dépassant des distinctions de classe ? Non plus.
Altman prend tous ces chemins, à un moment ou à un autre, pour mieux s’en éloigner. De ce fait, il réalise un film perturbant, dérangeant car constamment incertain, imprévisible.
Si le film est aussi imprévisible, c’est d’abord parce Altman se plaît à créer de véritables personnages. Même si That Cold Day in the park est un film social (dans le sens « un film sur les classes sociales »), c’est aussi, et avant tout, un film de personnages.
D’un côté, ce jeune homme (dont on ne connaîtra jamais le nom : il reste « the boy », et ce n’est pas innocent), jeune hippie qui va chercher à profiter de la situation. Il va surtout jouer à fond le personnage de « l’homme mystérieux », ne parlant pas, regardant Frances comme s’il ne comprenait pas ses propos, et faisant un peu ce qu’il veut dans ce luxueux logement. Il le fait d’autant plus qu’il est parfaitement conscient de l’attirance sexuelle qu’il exerce sur la jeune femme solitaire. De fait, ce « Garçon » n’a rien du pauvre « homeless » reconnaissant d’être tiré de la rue, mais ressemble plutôt à un profiteur opportuniste qui voit là une bonne occasion de s’amuser au dépend d’une femme qu’il suppose faible et vulnérable (voir, par exemple, la scène où il lui apporte des space cakes en les faisant passer pour de simples et innocents cookies).
Frances est d’abord complètement à côté de la plaque concernant le Garçon. Elle ne sait finalement rien de lui, et ne semble pas tellement préoccupée d’apprendre qui il est ; c’est là que l’anonymat du personnage est important : en fin de compte, il ne compte pas en tant que personne à part entière pour Frances, elle ne s’intéresse pas à lui mais à ce qu’il peut lui apporter.
Et ce qu’il peut lui apporter, c’est de combler sa solitude. Frances est désespérément seule, et Altman multiplie les images et les scènes symbolisant cette solitude. Ainsi, lorsque Frances parle au Garçon, cela a tout du monologue, voire du soliloque. Lui ne répond pas, et pendant une bonne partie du film on n’est même pas sûr qu’il la comprenne ; en tout cas, aucun dialogue ne s’installe : la présence du garçon ne fait rien pour combler la solitude de Frances.
Ce sentiment culmine avec une terrible scène d’aveu, qui est sans doute le centre du film. Frances s’adresse au Garçon, qui dort dans son lit, et lui avoue tout, sa vie minable, ses peurs, sa solitude, et même ses désirs sexuels. Avant de se rendre compte qu’elle s’adresse à une poupée, parce que le Garçon est parti. Scène terrible, qui plonge le spectateur en plein malaise et détermine sans doute la fin inattendue du film.
That cold day in the park est également un film qui met en lumière les appartenances de classe. Frances fait partie de la bourgeoisie, mais la scène d’ouverture nous en donne une image ambiguë : lors de ce repas, on se sait jamais vraiment si elle est la maîtresse de maison ou la servante ; on lui donne des ordres, on la réprimande, on fait des commentaires désobligeants. Et elle, de toute façon, est attirée uniquement vers l’extérieur et ce garçon. Elle est donc dans une position d’entre-deux.
Cependant, son objectif est bien d’amener le garçon dans son monde à elle : elle l’habille, elle l’introduit totalement dans son univers. L’épisode de la poupée, placée dans le lit pour remplacer le garçon, est assez symbolique : Frances a en effet l’attitude d’une petite fille (de plus en plus capricieuse) avec sa poupée.
Là où le malaise s’installe petit à petit, c’est dans la volonté de Frances d’enfermer le Garçon. La première nuit, elle ferme à clé la porte de sa chambre. Puis, plus le film avance, plus elle va l’emprisonner, le faisant passer du statut d’invité à celui de victime.
Petit à petit, sans le remarquer, le spectateur glisse progressivement dans le malaise. La réalisation de Robert Altman rend le récit fluide, sans temps mort, et permet d’aboutir à un final marquant. Le scénario est intelligent, dessinant des personnages complexes et ambigus. That Cold Day in the park est la première grande réussite du futur réalisateur de M.A.S.H.
[article paru initialement sur LeMagDuCiné]